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Ilse d'Arlberg de Nathalie Henneberg

en lecture libre pendant le confinement

Illustration de couverture Chris Brigonne

 

 

ILSE D’ARLBERG

 

 

Par ordre chronologique, la première disparition signalée fut celle d’un prisonnier français, Roger Lestissac, matricule n°***. Son commando agricole relevait d’un secteur durement touché par les bombardements. Une liste de noms fut diffusée où Lestissac figurait parmi bien d’autres ; elle parvint au commissariat où siégeait l’inspecteur en chef Stahl. Mais l’on était en 1944 et les choses allaient très vite : l’Autriche ne comptait plus ses disparus. Le pays agonisait sous la griffe nazie et les flots des Skymasters ; des milliers de gens déliraient parmi les ruines... Ce garçon avait peut-être déserté, à moins qu’il ne fût mort d’inanition ou écrasé sous un bombardement. On porta sur les registres le signalement et l’âge du prisonnier – vingt-quatre ans – et tout fut dit.

Un mois plus tard, une très jeune fille nacrée, anguleuse, vêtue d’une veste de daim élimée et chaussée de bottes de pêcheur, vint au poste de police. Une frange d’un blond d’argent dansait sur ses sourcils étonnamment noirs et ses yeux vides variaient du mauve au pers. Elle attacha son cheval au heurtoir, parmi les tas de pierraille et les murs lézardés, salua Stahl d’un « Grüß Gott ! » et déclara tout à trac que sa mère, la comtesse Ilse d’Arlberg, avait disparu depuis deux semaines, sans laisser de traces.

Arlberg était connu avant l’Anschluss : un des plus grands élevages de chevaux de l’Autriche-Hongrie. La comtesse Ilse n’était pas moins célèbre. Stahl, un géant roux aux tempes grises, que la guerre de 1914-1918 avait doté d’une jambe de bois, l’avait jadis admirée de loin, comme les étoiles. Ancien garde à cheval de Sa Majesté, de sa guérite de sentinelle il l’avait vue valser sur les terrasses du palais. Elle avait fait les belles journées de la dernière cour de Vienne ; on citait ses prodigalités, ses diamants et les suicides et duels dont elle avait été la cause. Le comte d’Arlberg était mort un peu vite, à l’avènement des nazis : on avait accusé une chute de cheval. Stahl compta rapidement : la comtesse Ilse devait avoir dans les quarante-cinq ans. Que restait-il d’une éclatante beauté bohémienne ?

Il regarda sa fille : celle-ci n’avait rien de tzigane. Par malheur... Mince et longue – ses manches trop courtes révélaient les poignets blancs, fragiles. Les tempes étaient tachées de son. Quinze, dix-sept ans ? Sous-alimentée, par surcroît, comme tous les gosses de guerre. Unique beauté d’un visage ingrat, de très longs cils battaient sur un cerne de fièvre.

Le poste de police était encombré de civières : un abri voisin avait croulé. Des formes indistinctes râlaient. Certaines faces montraient d’horribles brûlures. À chaque instant, les sirènes pouvaient recommencer leur haute plainte.

Stahl, que la guerre avait tiré d’une retraite méritée, se sentait las ; il n’avait pas dormi depuis trente-six heures, buvant au lieu de café une chicorée moisie, de sorte que, dans le matin blême, tout tanguait autour de lui – les morts, les blessés et la ville même. En plus, sa jambe absente le faisait souffrir... On le dérangeait inutilement ! La belle veuve avait fait une fugue ? Qu’elle la fît !

L’enfant essuyait, machinalement, au front, une éraflure où collait une mèche scintillante. Elle demanda :

« Vous ne venez pas à Arlberg ? »

La suprême indifférence du ton fit tiquer le policier. Il leva la tête de ses paperasses pleines de gravats :

« Vous y tenez tellement, à ce que je vienne ? Vous avez attendu deux semaines, n’est-ce pas ?

– Ça m’est égal. Si vous voulez savoir, je suis venue pour trouver, si possible, des engrais en poudre. Moi, pourvu que je sois au domaine avant la nuit ! Il y a du bois à élaguer, le mur de l’est croule et l’Épervier – mon poulain – n’est pas ferré à glace. »

Elle s’était adoucie en nommant son cheval.

Stahl interrogea :

« C’est vous qui vous occupez des labours et de l’élagage ?

 – Qui voulez-vous ? Ilse (ma mère tenait à ce que je l’appelle ainsi) n’était pas née pour faire la fermière !

– Vous n’aimiez pas beaucoup votre mère, n’est-ce pas ?

– Et vous, répondit-elle du tac au tac, vous croyez qu’elle a pris les champs avec un homme, et que je suis idiote de vous déranger !

– Écoutez, mademoiselle, protesta Stahl, vexé d’être deviné par ce lutin sans consistance, je ne veux pas vous blesser, mais vous voyez où nous en sommes ? La moitié du pays a peut-être disparu cette nuit. C’est la guerre. Mais, en temps de paix, neuf femmes sur dix dont on nous signale la disparition sont chez leur mère ou en fugue. Elles reviennent plus tard, furieuses d’avoir été recherchées. Il n’y a pas eu de bombardement à Arlberg, que je sache ?

– Pas depuis un mois. Pas à dix kilomètres à la ronde.

– Alors ? La campagne nourrit mieux que la ville. Avec tous ces commandos de prisonniers, vous deviez avoir des loisirs. Une douce petite vie, en somme ! Et s’il prend envie à la comtesse d’Arlberg de voir du pays... elle est veuve, nul ne peut le lui reprocher !

– Je ne lui reproche rien de tel ! fit la jeune fille, tendant un menton aigu.

– Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à la gendarmerie du village le plus proche ?

– Parce que, justement, ce village a pris le coup dur le mois passé et qu’il n’y a plus de gendarmerie ni rien. J’ai fait battre les environs et draguer l’étang. Dans le doute, je fais toujours ce qui s’impose ! »

Cela signifiait qu’elle était venue, sous les bombes, d’un domaine situé à cent kilomètres dans la forêt ! Elle était Anne d’Arlberg, malgré sa maigreur et sa veste râpée, et l’inspecteur en chef Stahl pouvait bien se déranger !

Il se dérangea.

*

*   *

Par un soir de désastre, sous les frondaisons gelées, Arlberg n’était guère accueillant. C’était cependant un charmant petit manoir, un peu trop XVIIIe siècle et qui semblait s’en moquer. Un peu trop de créneaux, de tourelles, de rideaux de lierre, le tout reflété dans un étang, celui qu’on venait de draguer et qui empestait la boue. De sa Ford en déroute, Stahl compta les fenêtres aveuglées de planches et, du pied, dans l’escalier, les degrés branlants.

De grands lions de marbre rose épaulaient le perron. Les taillis masquaient les communs et les écuries vides. Nul domestique n’accourut à la rencontre des voyageurs.

Le hall aux parquets comme des lacs noirs avait encore grande mine, mais une couche de poussière ternissait les ors et les portraits d’ancêtres s’écaillaient. La jeune fille donnait les renseignements d’une voix nette :

« Le domaine n’est servi que par un vieux couple : la nourrice de mon père et son mari. Ils ont à eux deux cent cinquante ans ! L’homme fait le jardinier, le garçon d’écurie... enfin, le maître Jacques. Nous n’avons jamais hébergé de commandos agricoles, mon père ayant été, de notoriété publique, antinazi. D’ailleurs, Ilse se moquait des cultures. Vous vous souvenez des chevaux d’Arlberg qui gagnaient à toutes les courses ? Eh bien, il ne reste que l’Épervier et une vieille jument, pour les labours. Ilse a tout vendu et loué les miettes aux fermiers qui la roulent. Ah ! Elle a tout de même gardé le chenil.Vous savez peut-être que nous avions aussi de très beaux chiens ? Des danois et des bergers allemands : Ilse avait peur des chemineaux. Les bâtiments sont là, près du pavillon du garde.

– À l’entrée du domaine ? De sorte qu’on passe devant.

– Théoriquement, oui. Mais les murs croulent. »

Elle n’offrit pas à Stahl de visiter les chenils. C’était d’ailleurs inutile : par les clôtures à claire-voie les bêtes passaient leurs museaux aigus, gris et noirs. Leur pelage luisait. Bien dressées, silencieuses, elles frétillaient. Stahl demanda :

« Le domaine comprend encore des hectares, si je ne m’abuse ?

– Oui. Le parc est immense. Ilse ne pouvait pas vendre cette terre, elle n’en avait que l’usufruit. La fortune devait me revenir à ma majorité, mais du train dont cela va, il n’en restera guère. »

Dans le hall, les pas résonnaient. Stahl ne put s’empêcher de caresser le galbe lisse d’une cathèdre : son père était ébéniste et il se connaissait en beaux bois. Anne passa rapidement devant lui, en écartant une servante âgée, sombre comme une souche.

« Vous m’excuserez, je vous recevrai à la cuisine qui est la seule chambre habitable en cette saison : on y fait toujours du feu, n’est-ce pas ? C’est une fort belle pièce et les cuivres de Grete sont sans défaut. »

Tout à coup elle retrouvait son aisance de châtelaine. L’âtre initial était haut et large ; la flamme dansait dans les fonds roses des poêles et, pendus aux solives, les guirlandes d’aulx et les bouquets de thym et de menthe peuplaient l’air. Anne enleva sa veste ; ce n’était plus une gamine, mais une jeune fille si blanche et si pitoyable ! Elle tendait ses mains au brasier. Il y avait, devant les chenets, un escabeau et un fauteuil en tapisserie. Elle l’indiqua du menton.

« La place d’Ilse.

– Qui donc l’a vue, en dernier lieu ?

– Moi, probablement. Grete et son mari logent au pavillon ; ils quittent le château avant qu’il fasse nuit. À propos, vous aurez quelque difficulté à les interroger : Johann est sourd comme un pot et Margarete muette de naissance. Ilse et moi veillions tard chaque nuit et nous ne faisions qu’un seul feu, par économie. »

Pourquoi le prévenait-elle seulement maintenant qu’il n’obtiendrait rien des témoins ?

« Vous savez, si vous avez vécu à la campagne, ce que sont de semblables veillées. Ilse s’occupait de l’argenterie, moi du linge et des cuirs. Cela prenait bien des heures.

– La nuit qui précéda sa disparition, vous avez donc travaillé ici ?

– Comme toujours.

– Était-elle préoccupée ? Émue ?

– Je ne sais pas. Entendez-moi : nous parlions peu. Quand on vit toujours ensemble et qu’il ne se passe rien d’imprévu, les sujets de conversation s’épuisent.

– Elle vous a quittée ?

– À minuit, comme toujours. Elle a pris son bougeoir et elle est montée. Nous n’avons plus d’électricité depuis le dernier bombardement. Sa chambre est au second, vous verrez. Le lendemain, Grete, en lui apportant le café, a trouvé la pièce vide. Le lit n’était pas défait. »

Elle parle, nota intérieurement Stahl, les paupières baissées, en revoyant chaque détail. Il y a eu une faille, quand elle a dit : « Ilse a pris son bougeoir pour monter. »  Quelque chose s’est produit à cet instant ou plutôt un peu avant. Des paroles ont été prononcées qu’elle voulait taire... 

Il demanda :

« Rien de particulier n’a marqué cette nuit ? Les chiens n’ont pas aboyé ?

– Non. C’était une nuit tranquille. »

Stahl se déplaça vers l’âtre ; ses traits s’étaient durcis.

« Mademoiselle, dit-il, ce que je vais vous demander m’ennuie. Mais il faut savoir où nous allons, n’est-ce pas ? La comtesse d’Arlberg, votre mère, était encore jeune. Avait-elle... disons, des relations intimes ? »

Il fut surpris ; la jeune fille répondit un peu trop vite :

« Sans doute.

– Vous avez des soupçons précis ? »

C’était inconcevable, ces questions posées à la descendante des Arlberg – et ses réponses glacées ! Stahl lui savait gré de se montrer « moderne », mais il ne pouvait s’empêcher d’être démonté.

« Il ne s’agit pas de soupçonner, rectifia la jeune fille. Vous l’avez dit : Ilse était veuve et libre de disposer de soi. C’était... (elle employait résolument le passé et un ton dur) une très belle femme, n’est-ce pas ? Vous verrez dans sa chambre son portrait par Durandy. Voici douze ans que mon père est mort, et nous n’avons jamais quitté ce domaine. »

Parbleu, il voyait bien cela : une belle maturité exaspérée. Plus de cour de Vienne, plus de czardas, foin de l’étiquette ! Les écuyers et les valets de ferme qui se succèdent sous les courtines d’un lit blasonné, devant une fille qui se raidit et se tait. C’est assez courant, ces filles qui ne ressemblent en rien à leur mère ! Anne semblait évoquer ces passades sans amertume ; elle devait, à la longue, avoir le sens moral émoussé. Il y avait pourtant eu un instant où ses yeux pâles avaient vacillé : mais lequel ? Cela échappait à Stahl, il était trop fatigué ; il eût donné cher pour un bol de chicorée bouillante.

« Cela résonne creux ici, murmura-t-il.

– Un seul étage est habité, et encore ! En haut, les fenêtres sont aveuglées et les meubles houssés. C’est dur à tenir, une telle bâtisse !

– Et les caves ?

– On n’y descend presque jamais.

– Je dois vous demander les clefs.

– C’est que, justement, je ne les ai pas ! Ilse les portait en trousseau, dans un étui de cuir, à sa ceinture.

– Montrez-moi sa chambre. »

Ils longèrent, dans une odeur de moisi et de cuir, les couloirs ornés de trophées de chasse et, la porte ouverte, Stahl se sentit descendre comme dans une cloche à plongeur dans un monde évanoui : 1918. Sa propre jeunesse. Une époque finie. Des meubles torturés qui sévissaient en France vingt-cinq ans auparavant. Des vases en forme d’algues et de tænias. Des peintures allégoriques où les nymphes décapitées voguaient parmi les nénuphars ; Orphée déchiré par les Ménades, saint Sébastien percé de flèches. Des peaux d’ours blanc menaient à un lit qui tenait du catafalque et du trône. La courtepointe était d’or et de pourpre. Un parfum lourd et charnel planait.

Stahl retrouvait, intact, le mauvais goût d’une époque effrénée, une fausse fin du monde, ratée, puisque le monde avait continué. Une coiffeuse croulait sous les flacons et les pots de crèmes. Le policier tomba en arrêt devant le portrait dont lui avait parlé Anne : une toile médiocre qui représentait une somptueuse bacchante couchée, accoudée aux fourrures de léopards dont le pelage doré s’harmonisait avec ses épaules et ses bras ambrés. Les boucles noires luisaient, les yeux étaient glauques et longs, la bouche petite et renflée, terriblement sensuelle. Une main aux ongles laqués flattait un molosse couché à ses pieds.

Portrait bon à illustrer L’Impératrice de cuir, Le Baiser qui tue et autres chefs-d’œuvre de la bibliothèque spéciale, pensa Stahl. Cette femme-là, une victime ? On ne le dirait pas !

Il se tourna vers la jeune fille.

« C’est aussi un portrait de chien ?

– Bien sûr. “Le Dévorant”, c’était son nom, a été décousu par un cerf, mais ses petits-fils sont là.

– Comment arrivez-vous, par le temps qui court, à nourrir ces bêtes énormes ?

– Oh ! fit Mlle d’Arlberg entre deux tons, Ilse s’arrangeait. »

Stahl ouvrit un placard : l’odeur des tubéreuses se fit plus dense. Une rangée de robes à l’ancienne mode – gaze et soie pailletée – fulgura.

« Tous ses vêtements sont là ? Il ne manque rien ? »

Anne récita :

« Il manque : un déshabillé en dentelle noire, des mules bordées de cygne et une cape de zibeline. Très vieille, mais très belle. Ah ! et puis... ses plus beaux bijoux. »

Debout sur le seuil, face au portrait révélateur, Stahl voyait mal où pouvait être allée cette femme, parée de dentelles et de gemmes, si ce n’était à un rendez-vous d’amour !

Le vent gémissait dans les cheminées désaffectées. La forêt gelait. Et il n’y avait, à cinquante kilomètres aux alentours, qu’un village en ruine, écrasé par le dernier bombardement !

L’inspecteur descendit interroger Grete la muette et Johann le sourd. Ils ne savaient rien, ils n’avaient vu personne ! Depuis des années personne ne venait au château, sauf les domestiques et les fournisseurs. Ilse n’allait jamais nulle part, elle restait tapie au cœur d’une monstrueuse toile d’araignée. La nuit où elle s’était volatilisée, les chiens n’avaient pas aboyé. Les deux vieux ressemblaient aux arbres, aux divinités sylvestres. Lorsqu’ils disaient « der Herr », il s’agissait du comte d’Arlberg.

De guerre lasse, Stahl quitta leur pavillon et revint au château. Sur une table en bois patiné, voilée d’une fine nappe de dentelle, Anne servit, à la cuisine, une bouillie de châtaignes sur un plat d’argent, avec une moitié de chou rouge et un petit fromage roulé dans les cendres. Elle versa du cidre dans des flûtes de cristal.

Le policier et la jeune fille dînèrent en silence. Dehors, la neige mouillée s’était remise à tomber ; une lueur jaune palpitait dans les ténèbres et cela tonnait. Quelque part, une ville ou une usine se recroquevillaient sous une nue de feu. Cela ne devait pas être très différent de la nuit où la comtesse Ilse était partie, en déshabillé noir, vers son destin...

À minuit, les chiens donnèrent de la voix ; Stahl frissonna. D’abord une plainte basse, l’appel d’un vieux mâle ou d’un loup-cervier, vite couverte par les jappements. Puis le trille hystérique d’une chienne. Et, de nouveau, la meute, le chœur. Cela traînait sur une note stridente, un hululement, et il y avait dans cette fauve musique une angoisse et une avidité sans espoir.

Anne leva, au-dessus d’un immense drap à jours compliqués, son front blanc et têtu. Elle dit :

« Ils ont faim. »

Avec des gestes mesurés, elle alluma son bougeoir à une braise. Ses mains ne tremblèrent pas quand Stahl demanda :

« Elle avait emporté son étui de cuir sous son déshabillé de dentelles ? »

*

*   *

Il dormit mal. Était-ce le hurlement intermittent ou le silence sans fond qui enveloppait Arlberg ? Silence des bois, des ravins, des combes, heurtant une sensibilité obnubilée par les raids... Il y avait aussi (il l’attribuait au portrait, car il couchait dans la chambre de la comtesse Ilse) une présence, des présences non pas menaçantes, mais hostiles. Est-on jamais seul dans une morgue ? C’est en retournant l’oreiller surbrodé qu’il fit sa seconde découverte. Sa main rencontra un objet ovale et dur. Une plaque, une de ces plaques matricules de soldat, comme il en traîne des millions ; mais celle-ci portait un nom gravé qu’il reconnut : “Roger Lestissac”.

Stahl fut aussitôt debout et se rhabilla à tâtons. Il pouvait être trois heures du matin ; sa montre s’était arrêtée. Le temps aussi. À sa grande surprise, à la cuisine, les braises rougeoyaient et la cafetière était tenue au chaud. Un instant, la sensation de la solitude (le château était désert, et morts les bois, les marais et le village en ruines) fut si forte que Stahl craignit pour Anne : avait-elle disparu, elle aussi ? Mais une voix acide lui parvint à travers les ombres ; sur un rythme très doux Anne ralliait la basse-cour. Sans doute jetait-elle le grain, mélangeait-elle la pâtée aux porcs, procédant avant le jour aux mille besognes sans lesquelles Arlberg perdrait son dernier sang. Stahl soupira, soulagé, et but son café clair avec délices.

Puis il sortit. Dehors la neige avait fondu, sauf dans les creux, mais la bise était coupante. Il marcha, en relevant le col de son pardessus, parmi les élégants squelettes des peupliers, les rocailles, les boulingrins plantés en quinconce et les petits ponts japonais sur les ruisseaux gelés.

Toujours ce décor romantique de 1918, se disait-il entre ses dents. L’époque « tango » pastichant celle des valses, en plus morbide. Je tombe bien... je tombe bien ! À part une muette et un sourd, transis de dévotion, pas un témoin dans un rayon de cinquante kilomètres ! Et je veux bien être révoqué s’il n’y a pas eu ici deux meurtres... au moins ! 

Il se trompait en un sens. En dévalant une colline, il aboutit au gué d’une petite rivière qui alimentait tout le réseau des “chinoiseries”. Son pilon laissait des traces profondes dans la neige. Un journalier déblayait la pente, un bossu (la petite n’avait donc pas menti, il n’y avait pas de commando agricole sur le domaine ; quand on dispose d’hommes valides, on n’engage pas un avorton).

Mais alors, Roger Lestissac ?

Pris de panique, l’homme voulut fuir, trop tard : Stahl le retint par la manche, l’autre se débattit, mais le remblai était glissant sous la neige, et tous deux roulèrent. Le tissu craqua, découvrant une chair déchiquetée. Ce fut le policier qui lâcha prise.

« Les chiens ? »

Un tic défigura le masque parcheminé. Le bossu souffla :

« Quand elle les lâche, mon vieux, c’est la fin du monde ! Je vous ai pas vu venir, j’ai cru que c’est eux qui étaient là. L’autre nuit, je rentrais, et s’il n’y avait pas eu Mlle Anne...

– Parce qu’elle est venue aussi ?

– Y avait même qu’elle ! Elle ramassait quelque chose dans un sac. Elle a sifflé... les chiens ont filé. Même que j’étais surpris : ils ne lâchent pas un os facilement. Je pense qu’ils étaient repus, n’est-ce pas ?

– Je pense aussi », dit Stahl.

Soudain, il avait froid. Le décor de boulingrins nus et de traces dans la neige prenait sa valeur. Il demanda encore :

« Elle avait un grand sac ou un petit ?

– Une musette de soldat, quoi ! Quand les démons ont passé, il ne reste pas grand-chose, pas vrai, mon vieux ? »

Lorsque Stahl rentra, boueux et crispé, quelques instants plus tard, un pot-au-feu aux couennes ronronnait sur les braises. Anne et Grete ciraient les parquets du hall. La jeune fille, en sarrau blanc, les cheveux noués d’une faveur, tourbillonnait sur les lacs sombres comme un cygne.

« Vous vouliez, demanda Stahl lourdement, qu’il eût une sépulture chrétienne ? Ou simplement fallait-il que justice soit faite – toute la justice – parce que vous êtes une Arlberg ? »

Anne s’arrêta de glisser, devint encore plus transparente et s’adossa an chambranle. Grete ne fut plus qu’une ombre dans le noir.

« Je crois, poursuivit l’inspecteur, que puisque vous avez au moins cette clef-là, vous pourriez m’y mener. C’est au sous-sol, n’est-ce pas ?

– Qu’est-ce qui est au sous-sol ?

– Le sac que vous avez rapporté au château. Les pluies et la neige sont passées depuis ; je n’ai retrouvé au gué qu’un lambeau de toile kaki et quelques cheveux bruns. C’était un prisonnier français qui s’appelait... ?

– Roger Lestissac, » firent les lèvres blanches.

Elle porta ses deux mains à sa bouche comme pour étouffer un cri. Stahl questionna :

« Les chiens ?

– Oui.

– Ils étaient dressés à la chasse à l’homme. Je suppose que ce n’était pas le premier ? »

Anne récita :

« Il y a eu le valet de ferme de Klinke... l’homme de peine du baron Salazyi... un déserteur dont j’ignore le nom. Et puis, naturellement, les prisonniers...

– Combien ?

– Je ne sais pas. Je ne voulais pas savoir. C’était ma mère, n’est-ce pas ? J’ai compris seulement quand le valet de ferme a crié. Il a eu le temps de crier, lui ! »

Maintenant, le menton haut, elle le bravait comme une flamme. Elle était presque belle !

« Ilse m’enfermait dans ma chambre. Elle me disait : « Dors ! ». Et je dormais. « N’écoute pas ! C’est le vent. Ce sont les cerfs qui brament ! » Mais les cerfs ne crient pas au secours ! Et les jours passaient. J’avais tellement à faire avec le domaine – Grete sait – avec les crues, les tuiles emportées, les blaireaux qui infestent le parc et les chevaux ! Seulement, il y eut... Roger. »

Brusquement elle s’évanouit, coula sur le lac noir, et la muette surgit, toutes griffes dehors. Stahl se retrouva agenouillé par terre, en train de tamponner les tempes veinées de vert, sous les cheveux légers.

Lorsqu’elle reprit conscience :

« Il faut bien, dit-elle, que je commence par le commencement. Ces chiens, c’était sa dot, elle les avait amenés des Karpathes. Ils se nourrissaient de chair fraîche et, quand j’étais petite, on me faisait peur en disant : « Prends garde, on te donnera aux chiens. » Ilse leur jetait des chevreaux entiers... et il fallait voir ensuite les carcasses lisses : on pouvait jouer aux osselets !

» Lorsque les restrictions sont devenues vraiment dures, je me suis prise à trembler... Qu’elle se conduisît comme une courtisane, qu’elle trompât mon père – mort – cela ne me meurtrissait plus, je savais qu’il ne s’était fait aucune illusion sur Ilse, il regrettait seulement que je fusse née ! Mais ces garçons qui traversaient le château, qui se disaient régisseurs ou écuyers, qui mangeaient à notre table – et je devais les appeler par leurs prénoms ! – ils commencèrent à disparaître si vite ! Deux ou trois mois et on ne les revoyait plus... Ils n’étaient même pas beaux, sauf Roger, jeunes et musclés seulement. Ils étaient tout fiers d’avoir conquis la châtelaine ! Moi, je dînais en face d’eux et j’avais cette horrible pensée, écrite en lettres de feu sous mon front !

– Pourquoi vous être tue ? demanda Stahl entre ses dents serrées.

– Qu’auriez-vous fait ? Avais-je une certitude ? Hier, tenez, m’avez-vous prise au sérieux ? Pourtant  j’arrivais avec une requête d’allure plus normale. Me voyez-vous déclarant : « Ma mère, la comtesse d’Arlberg, nourrit ses chiens avec de la chair humaine ? » Un ouvrier agricole s’en allait, un autre le remplaçait. Ilse disait : « Peter a regagné son village » ou « La mère de Heinz est malade, je lui ai donné un congé ». Jamais une famille n’a cherché à se renseigner. Comme vous disiez, nous sommes en guerre ! Il disparaît tant de gens ! Et puis un jour... » Les doigts fins aux ongles cruels serrèrent ses tempes. « Un jour, il y eut Roger... et tout a été différent... »

Anne ferma les yeux. Sous ses paupières mauves, elle semblait revoir ces scènes.

« C’était en automne. Les feuilles de houblon étaient rouges et or. L’air était pareil au cristal du rocher. Roger, c’est moi qui l’ai recueilli en rase campagne. Le village avait été bombardé et il avait déserté son commando. Ils lui avaient tiré dessus ; il était blessé – pas gravement. Pour étancher son sang, je mis en pièces mon tablier d’écolière. Il s’était traîné jusqu’au domaine parce qu’Arlberg a la réputation d’être antinazi, et qu’on disait qu’Ilse accueillait les évadés, ces choses-là transpirent, naturellement !

» Nous avons mis des heures pour atteindre le parc, Roger était si grand ! Et si beau... il avait des yeux d’or et des cheveux bruns qui ondulaient. Sa joue contre mon front avait la douceur d’un pétale.

» Ilse se tenait sur le seuil, dans le crépuscule ; je lui ai dit que c’était “mon évadé” et que j’y tenais. Mon Dieu ! On a décidé qu’il resterait caché dans la cave où elle avait déjà logé le déserteur et d’autres prisonniers qu’elle lui nomma. Ses blessures guéries, il partirait. Je lui disais :

« Il faudra lui procurer des vêtements.

– Oui, mon petit.

 – Et des papiers d’identité. Je crois que Heinz t’a laissé les siens, en partant, et comme il n’est jamais revenu, on pourrait les utiliser. J’y tiens, maman, tu sais !

– Oui, mon petit. ».

Elle me répondait en souriant, mais je surpris son regard : étrange, les prunelles rétrécies. On eût dit d’un chat, au soleil, qui guette une souris. »

Anne vacilla. L’inspecteur, énorme, semblait remplir le hall.

« Vous l’avez soigné. Il guérit. Et il allait partir. Seul ?

– Non ! Vous ne comprendrez  jamais et d’ailleurs je m’en moque. Vous me croyez une petite fille, n’est-ce pas ? J’ai seize ans. On vieillit vite, quand on est fille d’Ilse d’Arlberg ! Mon Dieu, continua-t-elle, je l’aimais, je l’aimais ! Peut-être davantage parce qu’il était blessé, prisonnier, qu’il avait besoin de moi...

– Vous avez donc décidé de fuir tous les deux », dit Stahl. Il la guidait maintenant à travers le dédale rouge et noir de ses souvenirs, avec la sensation de trahir, comme Judas. « Vous êtes venue au rendez-vous, sur le gué...

– Oui ! Et j’ai buté... dans cette horreur. »

L’inspecteur, qui avait appris à se cultiver, se rappela machinalement Racine :

 ... Des lambeaux pleins de sang

et des membres affreux

Que des chiens dévorants

se disputaient entre eux... 

Il se railla lui-même de ses évocations littéraires.

Anne reprit, dans un souffle :

« Je n’ai jamais su qui nous a vendus. Grete ? Non. C’est impossible. Ou Johann ? Non, Ilse avait dû écouter aux portes. »

À moins, pensa l’inspecteur, lucide, que Roger Lestissac, trop faible ou trop astucieux, n’ait prévenu lui-même la belle veuve ? Voulait-il vraiment partir ? Cette plaque, cachée sous l’oreiller, a bien l’air d’un gage d’amour ! 

« Lorsque je fus rentrée, acheva l’enfant, je la trouvai encore debout, vêtue de dentelles et fardée.

– Comme Jézabel, fit Stahl. Voulez-vous maintenant me conduire dans ce caveau ? »

*

*   *

Les marches accédaient à un souterrain pareil aux précipices. La torche de Stahl allumait du salpêtre sur les murs. De longues toiles d’araignées pendaient. Une porte retomba, puis une autre. Des gonds rouillés grinçaient. On butait dans les futailles.

Anne dit :

« Ils logeaient tous ici. Ils échappaient ainsi aux regards. Croyez-vous que Grete et Johann ne savaient rien ! »

Une dernière porte était close au verrou, poussé de l’extérieur. Un ancien cachot. Quelque chose coinçait en bas et Stahl dut peser de toutes ses forces sur la cloison. Il savait déjà ce qu’il trouverait, tout contre.

Les plus beaux diamants de la comtesse d’Arlberg étincelaient parmi les boucles noires, emmêlées. Les murs épais, sans lucarne, avaient étouffé les cris. Les vers s’étaient déjà mis au visage, méconnaissable.

Au milieu du caveau, sur un vaste lit bas, il y avait un sac d’os, collé de sang séché...

L’odeur était telle que Stahl repoussa la porte.

Non sans s’être penché sur le cadavre dont les ongles étaient cassés et les doigts pleins de sang.

Quels que furent ses crimes, pensa-t-il, elle semble avoir payé.

Il revint lentement s’asseoir sur une marche, aux côtés d’Anne, frêle, et le visage caché dans ses mains.

« Je vais vous raconter comment cela s’est passé, dit-il, et vous n’avez qu’à répondre oui... ou non.

» Vous avez assisté au long des années, en victime passive, aux choses répugnantes et atroces qui se déroulaient dans ce caveau et dans ce parc. Il a fallu l’arrivée de Lestissac pour donner une forme à votre révolte. La nuit où vous deviez vous échapper avec lui, vous libérer de ce passé, Ilse d’Arlberg a ouvert les chenils...

– Savez-vous, lança Anne, que mon père a trouvé la mort à ce même gué ? Des suites d’une chute, paraît-il, mais là aussi il y avait les chiens... J’ai haï Ilse quand j’étais toute petite. Mais Roger vint, et  j’ai tout pardonné, tout oublié ! Je l’aimais. Lorsque je suis allée au gué (il est inutile, n’est-ce pas, que je cherche à vous faire comprendre ?) je l’appelai et ma voix se brisa contre les berges. Les bêtes seules me répondirent, dans un grognement. Je compris : elle s’était rendu compte que, pour une fois, ses sortilèges et ses parfums ne pouvaient le retenir. J’avais gagné ! Nous allions partir, être libres. Alors, elle a lancé ses chiens, dressés à abattre et à déchirer la proie humaine. J’ai ramassé... les débris.

– Et vous êtes rentrée.

– Oui. Minuit venait de sonner. Ilse debout devant l’âtre tisonnait les braises. J’avais pris le temps de traîner le sac dans la cave, puis je me suis lavée et repeignée. Je me rendis à la cuisine. Peut-être espérait-elle encore ? N’était-elle pas sûre de notre entente ? Elle me dévisagea un long moment. Je pris mon air le plus naïf, pour déclarer : « Je viens de rencontrer Roger qui rentre. À cette heure ! Il exagère, vraiment ! Il m’a dit qu’il voulait vous voir. ». Elle devint très pâle et porta ses mains à la gorge, comme si elle étouffait.

« Me voir ? Où donc ?

 – Chez lui. Il a regagné les sous-sols. J’espère que vous n’allez pas obéir à cette lubie ? »

Elle semblait ne pas m’entendre. Elle murmura :

« Il est donc resté ! Dieu de grâce ! Oh ! S’il en est ainsi... s’il veut bien encore...

– Il allait partir ? l’interrompis-je niaisement. Première nouvelle ! »

Elle me quitta brusquement et remonta chez elle. Lorsqu’elle ressortit, elle portait tous ses bijoux. Son sillage de tubéreuse m’écœura. Elle était vieille, vous savez ? Elle n’avouait que trente-cinq ans, mais son visage était ridé et ses seins... comme deux poches flasques. »

Stahl dit :

« Vous l’avez suivie...

– Je l’ai suivie. Elle descendit dans les caves d’un pas dansant. Elle allait à ce rendez-vous d’amour avec un sac maculé de sang et de boue ! Sur le seuil, avant d’ouvrir, elle rit et murmura : « Vraiment ! Ce Roger est impayable ! M’envoyer, pour me prévenir qu’il restait, Anne... ma pauvre petite Anne ! »

– Ainsi donc, elle vous plaignait ?

– Elle se moquait de moi. Elle croyait m’avoir vaincue, piétinée. Son rire était un chant de victoire. Elle est entrée ici...

– Et puis ? »

Anne d’Arlberg leva vers l’inspecteur son jeune visage implacable et phosphorescent.

« Et puis, rien. Mettez-moi vos menottes, s’il vous plaît, cela m’est égal de mourir. J’ai repoussé cette porte et j’ai attendu deux semaines. Voilà tout. J’ai simplement fermé cette porte et poussé le verrou. »

 

 

     Première publication dans Ellery Queen Mystère Magazine n° 87, avril 1955

                

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