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Jusqu'à tout recommencer de Jean-Pierre Andrevon et Bruno Pochesci

En lecture libre pendant le confinement.

Illustration de couverture Lohran

 

 

 

 

JUSQU’À TOUT RECOMMENCER

 

Jean-Pierre Andrevon & Bruno Pochesci

 

1. Béthanie

 

Une odeur de charogne me vrille soudain les narines, à peine atténuée par des senteurs de camphre et d’eau de rose. Mes sens se réactivent un à un. Je suis allongé sur une surface dure et froide, hérissée d’aspérités, raide et endolori de toutes parts. Une amertume frelatée imprègne mes glandes salivaires, tandis qu’une vague de spasmes agite mon corps et se propage en domino d’osselets jusqu’au moindre de mes tissus nerveux et musculaires. Le premier son que je perçois est celui de mes entrailles, se vidant d’une poche d’air par saccades méphitiques. Ma cage thoracique se soulève à nouveau, mon cœur pulse des battements sourds qui résonnent jusqu’en mes tempes. Enfin, dernière étape de cette résurgence sensorielle, une lueur ténue se faufile entre mes pieds, posés en V à l’autre bout de moi-même.

Mon retour à la verticale s’opère sans vertiges, malgré l’épuisement qui m’accable et la démarche de pantin qu’il me faut adopter, à cause des bandelettes qui entravent mes bras et mes jambes. La lumière n’est plus qu’à quelques coudées. Plus je m’en approche, plus sa blancheur m’aveugle. Mes rétines finissent par décrypter le reste du spectre visible, après une brève transition floue à dominante céruléenne.

Le pas toujours mal assuré, je m’extrais d’une anfractuosité à flanc de rocher. De moite, l’air se fait aussitôt sec et asphyxiant. Une imposante pierre roulée sur le bas-côté – de toute évidence destinée à en bloquer l’accès – me fait frissonner sans que je sache trop pourquoi. Sous un soleil à cuire un pain, mon regard croise un troupeau de chèvres s’abreuvant à un maigre ru, paissant non loin d’un alignement d’oliviers. Des paysans en frappent les branches avec de longs bâtons, afin que les fruits mûrs tombent sur les linges tendus à l’ombre de leurs nodosités séculaires. Au loin, à une quinzaine de stades environ, enclavés dans ce paysage de colline familier, se dressent les murs de Jérusalem...

Deux paires de bras m’enserrent soudain la taille et le cou, tandis qu’éclatent des cris plus forts que les trompettes de Jéricho. Je manque d’un rien partir à la renverse, sous les pleurs et les baisers dont Marthe et Marie me couvrent. Mes sœurs sont entourées d’une demi-douzaine d’hommes, qui tous me toisent, abasourdis et incrédules. En particulier un certain Thomas. Une sorte de malaise se devine aussi dans les regards, à l’exception de celui qui semble être leur chef, ou maître. Et qui déjà me tourne le dos et se remet en route, après m’avoir recommandé de suivre la mienne...

 

 

Je me repose à longueur de journée, malgré le tumulte extérieur.

Des bribes de phrases me parviennent au travers des murs de notre pauvre demeure – des blocs de terre recouverts de chaux –, derrière lesquels mes sœurs m’ont mis à l’abri de la curiosité des badauds ; de tous ces regards, toujours plus nombreux, qu’elles disent malveillants et indiscrets pour la plupart. Qu’ils s’expriment en notre langue ou bien celle de « l’occupant », tous n’ont que ces deux mots à la bouche : quatre jours ! ...

— Vous vous rendez compte ? Cela faisait quatre jours...

— Quatre jours ? Mais quel est donc ce prodige ?

— On veut le voir ! Le toucher ! Mon Dieu, quatre jours ! 

Allongé sur le tapis qui me sert de couche, dans une obscurité que seul rompt le mince filet de jour filtrant sous l’unique porte de notre maison, je m’efforce de rassembler mes souvenirs. Mais hormis les noms de ma terre, de mon village, de mes sœurs et de quelques autres détails sans grande importance, je n’en ai plus aucun. Impossible de me rappeler le moindre épisode de mon enfance. Ou même le visage de mes géniteurs.

Mes forces sont en revanche d’ores et déjà de retour. Malgré les bouts de viande séchée que je jette discrètement dans le boisseau, dès que Marthe a le dos tourné ; ou encore les olives que je recrache dans la lampe à huile, les bols de lait de chèvre – pourtant trait avec tant d’amour – que je verse dans le pot d’argile me servant d’urinoir, aussitôt que Marie se met à moudre le grain sur son moulin à bras. En vérité je n’ai aucune faim. Nulle soif non plus. Pas le moindre sommeil, ni l’envie de me soulager de quelque façon que ce soit.

Combien de temps vais-je encore pouvoir cacher cette terrible réalité ? Les effluves de mon corps sont certes moins forts, depuis que j’ai quitté le sépulcre. Un retour à la normale reste en théorie envisageable. Mais au fond de moi, je sais qu’il n’en sera rien. Que ma nouvelle condition est définitive.

Dehors ils ne parlent plus que d’un mort.

D’un mort revenu à la vie, au bout de quatre jours.

Dehors, ils ne parlent plus que de moi...

 

 

Au prétexte que je pourrais mieux respirer, Marthe et Marie sont allées dormir sur le toit. Il est courant qu’on s’en serve comme d’une terrasse en cette saison caniculaire. Mais je ne suis pas dupe pour autant. J’ai bien senti la froideur de leurs baisers de la bonne nuit. Les claquements hâtifs de leurs pas sur les marches de pierre les menant à la belle étoile.

Je sais qu’elles m’aiment et le leur rends bien. Mais depuis hier j’ai vu le trouble s’installer dans leurs yeux. Un début de peur, aussi. Elles ont fini par comprendre, il n’y a plus aucun doute. Peut-être ont-elles découvert une des cachettes où j’escamote leurs denrées, à moins qu’il ne s’agisse de mon odeur, toujours légèrement incommodante. Je ne puis de toute façon leur en vouloir.

À force de courir, la rumeur de mon retour a fini par atteindre Jérusalem. Plusieurs dignitaires pharisiens sont attendus demain dans le village, venus exprès nous questionner moi et mes sœurs. Ils ne sont déjà pas réputés tendres, d’ordinaire. Et on les dit dernièrement encore plus sévères et enclins aux jugements expéditifs, depuis qu’un prêcheur de Nazareth – j’ignore son nom, mais Marthe et Marie semblent en penser le plus grand bien – prétend leur faire concurrence en terre de Judée.

Pas question pour moi que mes sœurs risquent la flagellation. Ou pire encore, la lapidation. Ni de me retrouver cloué sur l’une de ces croix qu’ils réservent aux blasphémateurs et aux impies, avec l’active complicité de l’occupant. Le moment est venu de partir...

Dehors, il fait une nuit à essuyer une onzième plaie d’Égypte.

Je revêts mon châle brun et entrouvre la porte avec six cent soixante-six précautions. Avant de quitter à jamais ceux que j’aime et le peu que je possède, je cherche à tâtons la mezouzah qui protège notre maison. Je tiens à l’effleurer une dernière fois, afin qu’elle me porte chance. Je sens que j’en aurai besoin. Un corps dur et pointu s’enfonce alors dans la paume de ma main droite. Sans doute une des extrémités coupantes de la petite boîte oblongue, ou bien le clou qui la maintient suspendue. Ma chair se déchire, mais je ne ressens aucune douleur...

Dans la ruelle qui mène hors du village, je croise une patrouille romaine. Je me cache aussitôt derrière le premier mur venu, mes sœurs m’ayant affranchi du couvre-feu mis en place et de ce qu’il en coûte à ceux qui le bravent.

Tandis que la lueur des lanternes danse et s’éloigne au rythme du pas régulier des légionnaires, je cherche dans ma paume les traces de ma blessure.

Et n’en trouve aucune.

 

 

 

2. Auschwitz-Birkenau

 

Le SS Sturmbannführer Eugen von Bohlen fait les cent pas dans l’allée centrale du camp II. Il est nerveux. Il se sent nerveux. Ses bottes lustrées, que cet idiot de Kaltenbach, son ordonnance, a cirées quelques heures plus tôt, sont déjà maculées de boue. Et il n’aime pas ça, le Sturmbannführer Eugen von Bohlen. Impeccable, on doit toujours être impeccable. En toute circonstance. Surtout ici, maintenant, dans cette déliquescence.

Machinalement, Eugen von Bohlen frotte sa cheville droite contre l’envers de sa botte gauche. Ce qui ne fait qu’aggraver les choses. Il a plu toute la nuit, une sale pluie d’automne qui a saturé le sol où des traces de pas multiples s’entrecroisent, dessinant dans la terre noire de Silésie un puzzle aux pièces dispersées. La pluie a cessé au petit matin, se transformant en un crachin glacial qui pluche sur sa casquette noire à tête de mort argentée, sur ses épaules voûtées aux pattes en torsades argentées, sur tout ce noir luisant qu’il porte sur lui comme une seconde peau.

Autour du Sturmbannführer, le Konzentrationslager bruit à la façon d’une mer agitée. Le camp ne dort jamais. Il y a toujours quelque chose à faire, toujours. Une patrouille le dépasse en trottinant, casques marbrés, semelles déjà lourdes de boue, pans feldgrau des capotes qui traînent au sol, Schmeisser MP-40 battant contre les hanches. La sirène caractéristique a retenti quelques minutes plus tôt. Un nouveau convoi en provenance de Cracovie. Un de plus, que l’officier a depuis longtemps cessé de compter. Il y a des administratifs pour ça, qui notent tout. Car il faut tout noter, tout tenir en ordre, jusque… Non, il ne va quand même pas penser : jusqu’au bout.

Parce qu’il se murmure, et ça vient de haut, du plus haut, d’Himmler lui-même, que le camp pourrait être fermé. Ou déménagé. Plus loin à l’Ouest. À cause des Russes qui avancent, qui avancent. Ou du front qui recule, comme on voudra. Un front dont on entend déjà parfois, très loin mais déjà bien près, le roulement des canonnades. D’un geste bref du poignet, le Sturmbannführer se frappe la cuisse de sa cravache, lève les yeux vers le ciel bouché où, à la brume tenace du matin, se mêlent les volutes plus lourdes de la fumée s’échappant inlassablement de la batterie de cheminées des crématoires II et III, qui tournent et tournent, et qu’un vent pernicieux rabat vers le sol avec sa répugnante odeur de graisse fondue. Trois cent cinquante corps par heure par roulements de douze heures, avec un battement de trois pour éliminer les scories. Eugen connaît tout ça par cœur, quand bien même n’y a-t-il que six mois, bientôt sept, qu’il a été détaché ici, au titre de commandant en second, sous les ordres du Lagerführer Joseph Kramer. Ce n’est pas un travail, ça. Mais c’est quand même mieux que le front russe.

Eugen von Bohlen frissonne, s’ébroue comme un vieux chien mouillé. Un vieux chien ? Il n’a que vingt-neuf ans, pourtant. Quelle date, aujourd’hui ? Le 21 ? Le 21 novembre 1944, oui. Ses yeux errent au long des baraquements plats, s’immobilisent sur le bunker planté juste en face de lui. Entre le printemps et l’été, 450 000 juifs hongrois y ont transité avant de… Le Sturmbannführer recule, rectifie sa position. Ils arrivent déjà. À deux cents mètres, vomis par les portières du train qui, par le porche ouvert dans le long bâtiment de brique rouge surmonté d’une tour centrale, a pénétré jusqu’au centre du camp, les prisonniers sont en train de se déverser. Coups et cris. Eugen recule encore. D’où viennent-ils, ceux-là ? Il ne sait plus. De toute façon, plus on en ramasse, plus ils prolifèrent. On ne pourra jamais…

Ça y est, le flot est sur lui. Visages hâves, yeux enfoncés dans les orbites, la maigreur des côtes visible à travers les haillons. Des hommes qui montrent les dents, des femmes échevelées, des enfants. Des enfants. Schnell ! Schnell ! Hier entlang ! Gruppieren !  Ils sont bientôt des centaines, un millier peut-être, autour du Sturmbannführer. L’odeur monte, crasse, urine, dégueulis, merde. Il recule encore. Un cordon de troupe l’isole à coups de crosse. Un Oberlieutnant claque des talons devant lui.

« Ils sont tous là, Herr Sturmbannführer. Que fait-on ?

Eugen von Bohlen sent ses mâchoires se crisper. Que fait-on ? Sa cravache griffe l’atmosphère empuantie.

— Comme d’habitude ! crache-t-il. Le plus vite possible… »

Nouveau claquement de talons, des cris encore, les crosses. Les déportés refluent vers le bunker dans une cohue que les gardiens ne parviennent pas véritablement à maîtriser. Un homme se détache de la masse, se met à courir dans l’allée centrale. Une rafale. Les bras de l’homme brassent l’air, il trébuche, semble amorcer un pas de danse, s’abat face dans la boue. Eugen ne sourcille même pas. Il vient de repérer, dans la foule qui moutonne vers ce qu’elle ne sait pas encore être sa dernière destination, une haute silhouette qui dépasse ses frères de misère d’une bonne demi-tête. Le SS plisse les paupières. Comme s’il avait pu se savoir observé, l’homme se détourne. Cela ne dure pas, quelques secondes mais, malgré la distance, une cinquantaine de mètres, le Sturmbannführer est certain que l’homme a vrillé son regard dans le sien. Il en ressent… il serait bien incapable de savoir quoi. Machinalement, il fait quelques pas en avant. L’homme a les cheveux très longs, répandus sur ses épaules, et très noirs. Il porte une barbe en pointe, noire également. Son nez est busqué, son teint foncé, presque cuivré, des traits à l’évidence sémitiques. Aucune ressemblance avec les Slaves trapus qui l’entourent. Qui est cet homme ? Un juif d’Orient, sans aucun doute. D’où vient-il ? Pourquoi n’a-t-il pas été rasé et tondu ? Le Sturmbannführer voudrait avancer encore, mais la herse mouvante des déportés l’en empêche. Et il ne voit plus le grand juif. Déjà, ceux des premiers rangs pénètrent dans le bunker. Avant, il n’y a pas si longtemps, quand on croyait encore avoir le temps, tout le temps du Reich, le tri se faisait au seuil du bâtiment. Un examen sommaire, effectué par le médecin-chef du camp. À gauche, ceux qui peuvent travailler, en général les hommes entre vingt et quarante-cinq ans. À droite…

Mais il n’est plus temps, maintenant. Maintenant c’est tous les nouveaux arrivants, dès le débarquement, qui doivent passer… là où ils doivent passer. Cependant le commandant en second du camp II n’est pas satisfait. Il voudrait… il ne sait pas ce qu’il voudrait. Il se voit avancer, écarter de sa badine les corps qui hésitent et trébuchent. Près de la porte du bunker, qu’encadrent les soldats, le Dr Hirsch est là, qui fait semblant d’examiner les entrants. Ils ne sont plus beaucoup, déjà. Mais le grand homme, le grand juif, est de nouveau visible. Prêt à franchir le seuil. Bizarrement, il est vêtu d’une sorte de cape brune, pas du droguet sans couleur que portent la plupart des déportés. Eugen le voit s’arrêter devant Hirsch. Lui dit-il quelques mots ? Le SS joue des coudes, pousse, il lui faut absolument… mais lorsqu’il atteint la porte, elle vient de se refermer sur les derniers condamnés. Il se tourne vers le médecin.

« Cet homme… le grand. Il vous a parlé, n’est-ce pas ? Que vous a-t-il dit ? » 

Le Dr Hirsch, un petit bonhomme aux lunettes rondes, cache son étonnement.

« Eh bien, Herr Sturmbannführer… je ne saurais dire exactement. Cet homme a prononcé quelques mots, effectivement. Mais je ne… je n’ai pas très bien compris. Seulement le mot sylha. Ce qui veut dire… paix.

— Paix ? En quelle langue ?

— Eh bien… je crois, je pense qu’il s’agit de l’araméen.

— De l’araméen ? Qu’est-ce que… »

Le commandant en second ne peut achever. Une Volkswagen tout terrain vient de piler près des deux hommes. Un autre officier SS s’extrait de l’habitacle découvert. Le Hauptsturmführer Willhelm Straub. Lui est en tenue de campagne. Et il ne claque pas des talons. Un autre homme est descendu du véhicule peu après lui, un simple sous-officier du service de santé, qui porte à deux mains une grande boîte de tôle verte. Les deux hommes se décalent vers la droite, recouvrent leur visage d’un masque à gaz. Le Hauptsturmführer commence à escalader l’échelle métallique fixée au mur du bunker. Le sous-officier le suit, portant maladroitement sa précieuse boîte. Une fois sur le toit plat du bâtiment, les deux hommes en parcourent toute la longueur, se baissant à intervalles réguliers. Eugen von Bohlen n’a aucun besoin de prendre du recul pour surveiller ce qu’ils font. Il le sait parfaitement. Le sous-officier a ouvert la boîte, la couvrant de sa zeltbahn déployée pour qu’aucune goutte de pluie n’y pénètre. L’officier SS y prélève un plein gobelet de cristaux violacés qu’il déverse dans les cheminées de béton, protégées par un couvercle métallique aussitôt refermé, qui s’alignent sur le toit du bunker. Il y en a huit en tout. Les cristaux sont du Zyklon B. Les granulés, tombant dans les cheminées intérieures, se déversent sur le sol du bunker, au pied des déportés qui s’y entassent. Après quelques secondes au contact de l’air, le produit se diffuse sous forme de gaz. Ceux et celles qui le respirent commencent à suffoquer. La mort survient au bout d’une dizaine de minutes.

Les deux hommes sont redescendus du toit. Ils retirent posément leur masque, remontent dans la voiture qui démarre. Le médecin et le commandant en second sont restés sur place. Il n’y a plus qu’à attendre. Il est possible d’observer ce qui se passe à l’intérieur du bunker grâce à un judas. Mais le Sturmbannführer n’en éprouve aucunement le besoin. Il sait. Les condamnés qui ouvrent la bouche jusqu’à se désarticuler la mâchoire pour tenter d’aspirer un air qui leur brûle horriblement la trachée et les alvéoles pulmonaires. Puis qui s'efforcent d’occulter de leurs mains bouche et narines pour ne pas continuer à absorber le poison qui les tue. Et y pénètre quand même. Les cris assourdissants. Les bras qui battent l’air. Les premiers corps, ceux des plus faibles, femmes, enfants, vieillards, qui glissent au sol, agités de soubresauts tétaniques. Les plus résistants qui les piétinent, qui se hissent sur leur buste pour gagner dix centimètres, vingt centimètres, là où l’atmosphère n’est pas encore tout à fait toxique. Les poings qui frappent les murs de béton. Les ongles qui griffent les parois où sont déjà inscrits les traces de dix mille, cent mille autres griffures. Et le silence qui peu à peu se fait, ponctué encore de toux. Les membres qui se paralysent, les corps qui ne forment plus qu’un magma soudé de déjections.

Le Sturmbannführer remue les épaules. Le crachin s’est fait plus persistant. Au loin, très loin mais trop proche, le bruit fantôme de la canonnade a monté d’un cran. Dix fois, Eugen a regardé sa montre. Dix minutes. Un quart d’heure. Vingt minutes. Ça suffit, maintenant. D’ailleurs les camions amenant les Sonderkommandos sont déjà en place, moteurs ronronnant. Ne reste plus qu’à se débarrasser de tout ça. Le SS hoche la tête vers le petit Hirsch, qui actionne la manette d’une commande électrique. Les ventilos commencent à souffler, évacuant l’acide cyanhydrique, dont la durée de malfaisance est brève. Encore dix minutes et la porte peut s’ouvrir à nouveau, sur un vague remugle d’amande amère. Le Sturmbannführer aurait dû partir depuis longtemps. Oui, il aurait dû foutre le camp depuis longtemps. Mais quelque chose le retient. Il ne sait pas quoi. Ou si, il sait : il veut voir son cadavre. Celui du grand juif qui a prononcé le mot paix en araméen. La langue, Eugen s’en est souvenu au bout d’un moment, que parlaient les contemporains de Jésus. Ce qui n’a évidemment aucun sens.

Avec précaution, il avance d’un pas dans la caverne, la main gauche sous son nez. Ça pue horriblement, là-dedans. Et il y fait noir comme dans un four.

« Éclairez, verdammt ! »

La pointe de sa botte heurte une répugnante masse molle qui s’écrase sous sa semelle. Mais il continue d’avancer, précédé de l’ombre pâle que pousse devant lui la lumière extérieure, ses pieds s'enfonçant dans l’éparpillement des cadavres enlacés. Avec retard, l’une après l’autre, les lampes plafonnières s’éclairent en crachotant, répandant sur le chaos un suint blême qui aplatit les faces torturées, aux yeux crayeux, aux bouches empâtées de glaires figées, aux mains encore si crispées sur les poitrine qu’elles semblent vouloir les déchirer pour y trouver encore un peu d’air. Le visiteur d’apocalypse tressaille, son pied ripe sur un abdomen concave. Il a manqué s’étaler. Il vient d’apercevoir… Was ist… qu’est-ce que Il ne sait même pas s’il a véritablement expulsé ces mots d’une gorge subitement engorgée de sable. C’est impossible, bien entendu. Et pourtant si. Le juif, son juif, le grand type barbu enveloppé d’un châle brun est debout au milieu de la salle de mort. Debout au milieu des morts, la tête droite, les bras le long du corps. Et le regardant, le regardant, le fixant droit dans les yeux, sa silhouette semblant rayonner d’une lumière interne palpitante qui ne doit rien aux spots blafards. Le Sturmbannführer Eugen von Bohlen recule, sans l’avoir voulu. Comme si une main invisible s’était plaquée sur sa poitrine pour le pousser en arrière.

Convulsivement, sa main droite s’est portée à son étui de ceinture, ses doigts fébriles tentant de desserrer la boucle de rabat qui l’empêche de sortir son Lüger P08. Il y parvient enfin alors que l’homme vient de sortir de son immobilité et s’est mis à avancer vers lui. Von Bohlen, en même temps qu’il lève son arme, se fait la réflexion que le juif ne semble pas marcher sur les cadavres, plutôt flotter à quelques centimètres au-dessus d’eux. Mais ce n’est qu’une impression fugace. Le premier coup de feu qui résonne de manière disproportionnée dans l’espace clos du bunker efface toute pensée parasite. Une bouffée de fumée, l’âcre odeur de la cordite enveloppent le visage du SS. Mais le projectile, tiré à moins de dix mètres, n’a pas stoppé la progression du juif, il ne l’a même pas fait vaciller. Il continue à avancer au contraire, un sourire empreint de tristesse affiché sur son visage. Alors Eugen tire à nouveau, et tire, et tire jusqu’à ce que, son chargeur de neuf cartouches vidé, la culasse mobile de son arme se bloque en arrière.

Le luif est maintenant tout près, à le toucher. Il n’a pas cessé de sourire. Il prononce même un mot de deux syllabes : limmo. Sans avoir la moindre notion d’araméen, Eugen en a compris le sens. Pourquoi ? Mais pour lui, c’en est trop. Il jette son pistolet déchargé au visage du juif qui n’a pas un mouvement pour l’éviter, et se met à crier, à crier, à hurler, sans pouvoir s’arrêter. Sa vision se trouble, son pied se prend dans un nœud de membres, il tombe à la renverse. Il crie. Il crie. Il ne peut s’en empêcher. Il ne peut s’arrêter, même quand des mains se posent sur lui, le soulèvent, le redressent, le traînent hors du bunker. Il a eu un sursaut de panique aux premiers attouchements. Il avait cru… mais la vision du visage soucieux du Dr Hirsch penché sur lui, et ceux, plus éberlués, des deux soldats qui l’ont empoigné le ramènent à la conscience. Il cesse enfin de crier. Il s’ébroue, se libère avec violence. Autour de lui, le va-et-vient entre le bunker et les camions des hommes du Sonderkommando qui évacuent les corps mène son train normal.

Eugen arrive enfin à prononcer quelques mots.

« Où est-il ? Où est-il passé ? 

Le visage fripé du brave Dr Hirsch se meuble d’une expression d’interrogation soucieuse.

— Mais… de qui voulez-vous parler, Herr Sturmbannführer ? »

 

 

 

3. J’ai marché parmi les morts

 

En sortant, invisible aux regards, du camp d’Auschwitz-Birkenau, j’ai marché. En me laissant guider par… mais par quoi ? Mes seuls pas, battant méthodiquement un sol de cendre et de boue, de broyat d’os et d’acier pulvérisé. J’ai marché. Encore, et encore, dans le bruit et la fureur des derniers mois d’une guerre insensée qui se solderait par cinquante millions de morts.

Sourd et aveugle, insensible, même aux balles, aux shrapnells qui parfois me traversaient, comme par inadvertance. Sourd et pourtant la tête bourdonnante du chaos du monde. Aveugle et pourtant les yeux poignardés par l’insensée fureur du monde. Insensible et pourtant anéanti par la souffrance du monde. Marcher. Marcher, souffrir. N’est-ce pas ce que je fais depuis toujours ? Depuis deux mille ans ? Depuis que la main du Maître s’est posée sur moi et m’a tiré des limbes ? Pour une raison que je ne connais pas, que je ne connaîtrai probablement jamais. Ou un jour, qui sait ? Les raisons de Dieu sont impénétrables, dit-on. Celles de Son fils aussi.

Je ne suis pas resté longtemps à Béthanie. Je ne me sentais plus tout à fait de ce monde. Ou plus du tout. Trop de questions, trop d’interrogations. Et puis le Maître, le Rabbi, ne m’avait-il pas dit – ce furent les derniers mots qu’il devait m’adresser : « Suis ta route comme je suis la mienne, mon frère, mon ami. »

Mon frère, mon ami ? Je ne le connaissais pas. Ou à peine. Cela voulait-il dire que lui me connût ? Ou qu’il me réservait une destinée dont lui seul avait le secret ?

Je ne pouvais le deviner. Mais j’aurais tant voulu savoir. Aussi l’ai-je suivi de loin. Assistant à son arrestation, son procès, le supplice de la croix. Au pied de laquelle j’ai osé l’interpeller.

« Où vas-tu, Rabbi ? Pourquoi ne puis-je aller avec toi ? » 

Pour m’entendre répondre :

« Je vais. Mais toi, tu devras m’attendre jusqu’à ce que je revienne. »

Avant qu’il n’évoque une dernière fois Son Père et s’abandonne. Alors je suis parti. Et j’ai marché. Il l’avait suggéré, ma voie n’était pas la sienne. Lui était parti, il fallait que j’attende son retour. J’ai marché. N’éprouvant ni la faim, ni la soif, ni la douleur. Et sans que mes membres ne connaissent l’engourdissement de l’âge, ni mon visage les coups de griffe du temps. Je marchais. Pour constater avec tristesse l’emprise croissante que les envahisseurs, ces hommes au casque de fer et à l’aigle impérial brandi, les Romains, faisaient peser sur mon peuple et mon pays. Quarante ans après la mort du Maître, alors que régnait à Rome l’empereur Vespasien, je me suis retrouvé à Masada, ce palais construit jadis par Hérode le Grand au sommet d’un piton dominant la mer Morte et transformé en forteresse par les derniers résistants zélotes. Qu’assiégeait la Xe légion de Flavius Silva. Comme notre chef, Ben Yaïr, en avait convaincu les neuf cent soixante survivants – une mort glorieuse plutôt qu’une vie d’infamie – je me suis passé une épée à travers le corps. Je n’en ai pas ressenti la moindre douleur, seulement le lent cheminement de l’acier froid dans mes entrailles bouillantes. Et vu un peu de sang se répandre qui, lorsque je me suis relevé, s’était évaporé, et ma blessure refermée.

Avant que les assaillants ne prennent pied au sommet de la forteresse et ne commencent à empiler les cadavres pour en faire des bûchers triomphants, j’étais parti. Pour continuer ma route, qui m’a conduit en Occident, à Rome même, au cœur de cet Empire qui croulerait comme d’autres avaient croulé et d’autres encore crouleraient. Rome qui jetait aux fauves de l’arène les disciples du Maître, de plus en plus nombreux et qui avaient pris le nom de chrétiens, du nom dont on avait affublé Rabbi – le Christ. Moi-même, arrêté par des brutes cuirassées à cause de mon visage bruni, ma barbe noire vierge du moindre fil d’argent, mon nez crochu, mon châle brun en loques (Christianus es ?), j’aurais pu connaître la dent du lion. Mais le splendide mâle à la crinière en soleil venu me flairer, lui qui serait un peu plus tard promis aux tridents des bestiaires, s’est contenté de longuement me fixer de ses yeux d’or, un regard presque humain, avant de se détourner avec superbe. Ensuite…

Oh ! je pourrais en raconter. Je pourrais. Et encore et encore. Ce barbare – je veux dire, un de ces guerriers des steppes à face plate que les Romains appelaient barbares – qui m’avait traversé le poumon d’une flèche tirée de son cheval au galop et qui a bondi en arrière avant d’éclater de rire quand, penché sur moi à la recherche d’une bourse, je me suis redressé en lui lançant un clin d’œil. Cela se passait dans un lieu appelé les champs Catalauniques. Et cet épais Bourguignon, damasquiné de métal de la tête aux pieds, qui s’est signé dix fois et plus avant de détaler en constant que le coup de masse épineuse dont il avait cru me fendre le crâne avait rebondi sur ma capuche. Cela se passait lors d’une grande bataille près d’une ville française nommée Crécy. Et ce prêtre au corps peint et à la tête emplumée m’ayant arraché le cœur après m’avoir ouvert la poitrine en deux de son couteau de silex en hommage à un dieu invisible et qui… Cela se passait en un lieu lointain, au sommet d’une pyramide ancestrale, sous les cieux déchirés de ce qu’on appellerait le Nouveau Monde. Et encore. Et encore. La violence, toujours la violence portant la mort, toujours la mort engendrée par la guerre, les guerres pour le territoire, pour le pouvoir, pour un Dieu que chaque camp prétendait Sien, brandissant la croix ou le croissant.

Je marchais. Les années, les siècles, devenaient poussière sous mes pas. Pourtant, sans l’avoir cherché, à mon insu, j’étais devenu une légende. À me voir ici et là, et ailleurs, quémandant, à défaut de nourriture dont je n’avais nul besoin, un havre pour la nuit contre le flanc des bêtes chaleureuses, mon existence s’est transmise de génération en génération, de village en village, de chuchotement en chuchotement. À cause de mon visage, de mon allure, on commença à m’appeler le Juif errant. Un obscur écrivain allemand avait même écrit sur moi, au XVIe siècle, un opuscule où il me nommait Ahasvérus (alors que je suis Al-azar, celui qui est aidé par Dieu), rapportant que j’avais assisté à la mise en croix de mon Maître. D’autres prétendirent même que j’avais été responsable de son arrestation et de sa mort. Coupable à travers les siècles. Juif je l’étais, c’est vrai. Même si l’empreinte de mes si anciennes racines s’était depuis longtemps fondue à mon corps noueux. Juif ? Cela me valait souvent, de plus en plus souvent, des cris de haine, des volées de pierres... Pourquoi ? Mais pourquoi ? Nous étions si peu alors que la rumeur montante nous voulait légions. Si dispersés quand on nous présentait comme la Bête tapie au cœur du monde. Si misérables que c’était à mourir de rire en entendant les diatribes de ceux qui nous voyaient le cul cousu d’or.

Traversant les siècles des siècles, j’aurais pu croire avoir vu le pire. Le pire restait à venir. Je m’y suis enfoncé. Jusqu’au moment où, quelque part en Pologne, j’ai été arrêté par deux brutes en uniforme noir et à la casquette ornée d’une tête de mort. À cause de mon visage bruni, ma barbe noire vierge du moindre fil d’argent, mon nez crochu, mon châle brun en loques (Du bist Jude, du ! ). Et conduit là où vous savez. D’où j’ai émergé. Comme toujours. Pour marcher et marcher encore. Jusqu’à ce que s’établisse la paix, où ce qui en tenait lieu. Jusqu’à ce 14 mai 1948, qui a vu la naissance de l’État d’Israël. La terre du Rabbi, qui était rendue à mon peuple. Un signe ? L’année suivante, la guerre encore. Parce que cette terre, elle ne nous avait pas été accordée. Mes frères l’avaient prise, de force, à d’autres, comme pour se venger par la violence des violences que nous avions subies.

Cette fois, je ne pouvais plus faire semblant, plus me cacher. Il me fallait y aller. Retrouver la terre de mes ancêtres. Sans savoir ce qui m’y attendait, au long des trois quarts de siècle qu’il me faudrait encore parcourir.

 

 

4. Terminus Beth-Ananiah

 

Sous l’auvent de l’abri voyageurs, Rabbi Shata attend le tramway qui le ramènera chez lui, assis sur un siège dont la rudesse du polymère et le design excessivement incurvé mettent au supplice ses vieilles vertèbres. Plusieurs dizaines de personnes, réparties le long du quai, ainsi qu’une douzaine de militaires fusil d’assaut Tavor en bandoulière, guettent le grand engin annelé qui, d’après l’unique panneau d’information encore en état de marche (les autres portant tous les stigmates d’un caillassage nourri), ne devrait plus tarder.

Les déjeuners chez sa sœur aînée Talia – qui l’appelle toujours Addisu et qu’il appellera toujours Tsega – dans la vieille ville, près de la porte de Jaffa, se font de plus en plus rares. L’âge et la fatigue y sont bien sûr pour quelque chose, mais en vérité il a de moins en moins envie – et loisir – de quitter son quartier.

Beth-Ananiah – anciennement Al-Eizariya –, terminus de sa ligne, est la toute dernière enclave mise en place par l’État hébreu. Une colonie de plus, puisqu’il faut bien nommer les choses et appeler un chat un shabbat. Sans doute celle de trop, pour l’ensemble bouillonnant du monde musulman : Iran, Isis égypto-libyen et Califat saoudite en tête. Et surtout, pour les huit millions de Palestiniens qui, depuis l’évacuation finale de la bande de Gaza, dernière et plus violente phase de l’opération « Plomb durci », s’entassent perclus de haine et de rancœur entre Jérusalem-Est et ce qu’il reste de la Cisjordanie.

Tsahal n’y a pas été de main morte. Les dizaines de milliers de morts provoquées par son intervention musclée ont achevé d’épuiser le mince crédit de sympathie – ou à défaut, de compréhension – dont jouissait encore « l’armée la plus morale du monde » auprès des nations occidentales, et ce bien que l’opération n’ait été qu’une logique représaille au « Black Kippour de '47 », la terrible vague d’attentats perpétrés par le DaesHamas qui, au cours de la fête du grand pardon juive, avait fait près de neuf cents victimes parmi les civils israéliens.

La sixième Intifada qui depuis faisait rage avait contraint le pays à l’érection d’un troisième mur. Une symbolique d’autant plus désastreuse que ce dernier s’apprêtait, en ce mois de mai 2048, à fêter le centenaire de sa houleuse naissance.

Et donc, pour simplement rentrer chez lui, Rabbi Shata n’avait d’autre choix que de traverser des quartiers arabes en révolte permanente. Un parcours émaillé de lancers de pierres, molotovs et autres rafales d’armes automatiques, que les parois et les verres blindés du tramway essuyaient sans qu’aucun passager ne bronche ou presque, tant la chose relevait désormais de la routine.

Quelle folie, à son âge, d’avoir accepté de prendre en charge une synagogue aussi excentrée des zones les plus sécurisées...

Folie ? Même pas. Après tout, on ne lui avait guère laissé le choix.

Israël n’a pas tellement changé, depuis son alyah. Depuis que, âgé de onze ans à peine, il avait pu fuir avec sa famille, grâce à l’opération Moïse, la guerre et la famine qui ravageaient son Éthiopie natale. Déjà à cette époque, la couleur noire de sa peau ne lui avait pas vraiment facilité l’intégration. Surtout dans un bled comme Rehovot, où plusieurs familles falashas comme la sienne avaient été parquées à la hâte, et de facto ghettoïsées. Mais ce pays l’avait nourri, alors qu’il ne pesait plus que vingt kilos. Lui avait payé des études, alors qu’il n’était qu’un pauvre diable analphabète. Donné une foi sans bornes en Jéhovah, alors qu’il s’en était toujours moqué comme de sa première menorah, dans son désert abyssin. Sans compter l’amour de sa regrettée Ava (enfin, Avtau...), qui lui avait donné trois beaux enfants.

Au fond, la seule chose à laquelle Addisu Shata ne s’est jamais vraiment habitué, c’est ce nouveau prénom que l’administration juive lui avait collé d’office : Absalon.

Sur un dernier flash de lui gamin, débarquant en 1984 à l’aéroport Ben Gourion uniquement vêtu d’un châle guenilleux, le vrombissement du tramway l’arrache à ses souvenirs en rose et noir. Rabbi Shata étouffe un renvoi de pois chiche (les falafels de Tsega) et se lève en même temps que son voisin de siège, un vieil Arabe voûté par l’âge, chargé de paquets et tout transpiré sous son keffieh, qu’il accompagne cahin-caha vers la tête du convoi, après lui avoir proposé son aide.

Un blond taillé en armoire à glace, aux yeux couleur Volga, assisté d’une brune à tresse toute en courbes bibliques et lunettes noires modèle Terminator, contrôlent chacun des passagers devant la rampe d’accès, une fouille au corps venant le plus souvent parachever une procédure à la tête du client que chacun sait être parfaitement inefficace d’un point de vue sécuritaire, depuis le Black Kippour – l’enquête ayant établi, après difficile reconstitution des puzzles de chairs et organes récupérés, que plusieurs kamikazes s’étaient fait implanter chirurgicalement leur explosif, avant de le déclencher via un portable.

Rabbi Shata attend patiemment son tour, derrière le vieil homme qui vient de le remercier discrètement d’un air gêné. Sans doute pour ne pas s’attirer l’opprobre des nombreux Arabes qui les entourent. Déjà, remercier un juif... Mais alors, un juif noir !

Le grand blond et la belle brune fouillent les paquets du vieillard lorsque le conducteur les interpelle, hilare :

«  Hé, les Rambo ! Regardez-moi donc ce phénomène ! »

Un grand barbu hirsute, uniquement vêtu d’un châle brun, est en train de remonter la voie parallèle du tramway. La scène est d’autant plus surréaliste qu’il donne l'impression de flotter quelques centimètres au-dessus du gazon planté entre les rails qu’il foule. Pas le moins du monde intimidé par cet inexplicable effet optique, Gennadyi Loubchenko contourne la locomotrice et ramène de force l’homme à quai, mitrailleuse pointée entre les omoplates.

« Limmo ? »  ne fait que se lamenter ce curieux clochard, ce qui interpelle ultérieurement Rabbi Shata, déjà frappé par l’aspect physique et l’humble tenue vestimentaire de l’individu, qui n’allait pas sans lui rappeler la sienne, il y a très longtemps, à l’aéroport...

« C’est quoi cet accoutrement, bordel ? Tu vas à la Bar-mitsva d’un yéti ? » l’apostrophe sans ménagement – et avec un fort accent russe ukrainien – le militaire hébreu, tout en le fouillant de façon expéditive. Et pour cause, il ne porte rien d’autre en dehors du châle.

L’homme répond quelques phrases dans un jargon incompréhensible, où seul le mot Bethaniah semble vaguement transparaître. Quelque chose dans sa cadence, et même dans certains des phonèmes employés, évoque chez Rabbi Shata l’amharique de son enfance.

« Beth-Ananiah ? Tu tombes bien mon grand, c’est par ici ! Mais comme tu m’as tout l’air d’être un grand malade clandestin et sans le sou, voire un terroriste avec ta putain de tête de bougnoule, on va d’abord te faire passer par la case vérifications approfondies. Caporal Ovadiah, embarquez-moi ça !

— Attendez un instant, sergent ! »

Rabbi Shata s’excuse en doublant son vieil arabe – à qui l’on vient de faire signe que c’est bon il peut monter à bord – et vient se planter devant le trio formé par l’inconnu, le très charmant caporal Ruth Ovadiah et le rude sergent Gennadyi Loubchenko.

 « Je réponds personnellement de cet homme, sergent. Je vais lui payer son billet et m’en occuper. Je suis certain qu’il est juif, comme vous et moi. Sans doute vient-il d’arriver ici. Sa langue est bizarre, mais elle ressemble un peu à l’araméen que j’ai jadis étudié, et aussi à l’amharique que je pratiquais en Afrique. Deux langues sémitiques, dois-je vous le rappeler ? »

Loubchenko s’abstient de lui faire part de ce qu’il pense des falashas en général et de leur patois de sauvages en particulier, car il n’est pas sans connaître les ennuis sans fin que pourrait lui valoir le fait d’avoir emmerdé le rabbin d’une colonie, quand bien même fût-il nègre !

Le conducteur, les gens déjà montés à bord et ceux devant encore embarquer commencent à râler. Son service est presque fini, il ne lui reste plus que cet aller-retour à faire. Ruth a accepté d’aller boire un verre avec lui ce soir et il est cent pour cent sûr que l’olibrius n’a aucune cicatrice sur son corps, ce qui exclut automatiquement la possibilité qu’il puisse trimballer de l’explosif en lui.

« C’est bon. Puisque vous en prenez l’entière responsabilité, vous pouvez l’emmener avec vous. Shalom, Rabbi... »

Absalon Shata remercie le sergent et, après avoir discrètement reluqué la très avantageuse poitrine du caporal, invite d’un geste l’inconnu à monter à bord :

« Bethaniah ? demande l’homme en châle, l’air très fatigué.

— Beth Ananiah, oui », confirme le religieux aux papillotes limite dreadlocks.

 

 

 

Tout le monde ou presque se regarde en chiens de faïence. Surtout les jeunes en kippa et keffieh. Une fois passé le checkpoint du troisième mur, le tramway ne marque plus que deux arrêts sur les douze initialement prévus : le terminus Beth-Ananiah et un très générique « Jérusalem-Est », où en général tous les passagers arabes descendent. Il n’est pas rare qu’une fois le sol foulé, ces derniers se mettent également à caillasser cet engin qui leur a certes épargné une marche de plusieurs kilomètres, mais dans le seul but de les ramener dans leur prison à ciel ouvert. Une prison que grignote un peu plus chaque année l’ennemi héréditaire.

Rabbi Shata marche aux côtés de l’inconnu, d’un bout à l’autre du tramway. Ce dernier ne peut de toute évidence rester en place, tant il paraît... oui, soulagé. Entre gestes, intuition, arabe, hébreu moderne, araméen et amharique, un semblant de communication s’est établi. L’homme dit des choses comme « Je rentre chez moi », « c’est l’endroit où celui qui m’a réveillé est monté aux cieux » ou encore « trouver enfin la paix... ».

Le mont des Oliviers et ses alentours ont bien changé, depuis le temps où le site était occupé par les Romains. L’arrêt Jérusalem-Est se trouve entre deux nœuds routiers à l’abandon, dont les pylônes sont flanqués de baraquements formant un glauque bidonville semi-couvert. Les Arabes descendent sous les quolibets des plus imbéciles parmi les membres d’un peuple prétendument élu, tandis qu’une soudaine bousculade attise ultérieurement les tensions. Les cailloux commencent à pleuvoir à l’intérieur même du tramway, lancés par des abrutis n’hésitant pas, au nom de leur Dieu si bon, miséricordieux et supérieur, à blesser ou tuer leurs propres frères.

«  Limmo ? demande une fois de plus l’homme en châle.

— Si seulement je savais... », lui répond d’un regard éteint Rabbi Shata.

Le conducteur referme les portes, après que plusieurs rafales de Tavor, l’arme habituelle à Tsahal, aient dispersé la foule, et laissé quelques silhouettes sur le carreau.

La deuxième partie du trajet se fait dans un calme inusuel. La longue artère menant au terminus est pratiquement déserte. Seuls quelques groupes d’individus se précipitent parfois d’un immeuble à un autre. Par à-coups, comme à la recherche d’un refuge.

Alors que les haut-parleurs annoncent le terminus, un jeune boutonneux, écouteurs et rouflaquettes en bandoulière, se dresse soudain et crie, en tête de train :

«  Mazal Tov ! » La radio vient d’annoncer que La Mecque et Téhéran ne sont plus qu’un tas de cendres radioactives !

En queue de train, seul parmi les siens à être resté à bord, le vieil arabe retient ses pleurs, assis face à une mère juive flanquée de deux marmots et d’une poussette, à qui elle chante une jolie berceuse. Il est désolé pour ce bébé, sa mère, ces enfants innocents, ce vieux rabbin noir qui passe et repasse devant lui en souriant, si humain, et qui sans doute en a chié autant que lui dans cette chienne de vie. Même pour cet inconnu qui l’accompagne, et qu’il ne comprend pas, mais qui semble le reflet même de la fatigue et d’une certaine forme d’espoir. Mais il ne reculera pas. La sagesse n’est pas venue avec l’âge. Le temps n’a pas apaisé la haine. Il n’oublie pas les cadavres de sa femme et de ses deux petites filles, déchiquetés par des frappes que tant de salopards osent dire chirurgicales, qu’il a lui-même sorti des décombres en 2009, après l’opération « Plomb durci ».

Lui qui toute sa vie avait été marchand de fruits et de légumes, avait décidé de mourir en martyr.

La cicatrice qu’il porte au bas du ventre le fait beaucoup souffrir, mais cela ne durera plus très longtemps. Il vient de sortir son portable, et s’apprête à appeler leur mort à tous. Il ne lui manquait plus qu’un numéro à taper lorsque…

 

 

5. Plus brillant que mille soleils de midi

 

… lorsqu’une lumière comme jamais il n’en avait vue – et que jamais plus il ne reverrait – balaye ses yeux voilés de cataracte avec la puissance de mille lampes halogènes. De mille soleils explosés. De tous les feux brûlants de l’Enfer vomi par le gouffre inversé du ciel. Il cille. Mais trop tard. Il plaque les mains sur ses yeux. Mais trop tard. Il a pourtant eu le temps de voir – avant que ses globes oculaires ne fondent dans l’intense, dans l’inhumaine chaleur de la Géhenne grand ouverte – le temps de voir, une seconde peut-être, ou moins encore…

… le vieil Arabe à côté de lui paraître se dédoubler à cause de l’ombre noire de charbon qui vient de lui pousser dans le dos pour se plaquer sur la paroi du bus…

… qui elle-même se tord et s’éparpille en escarbilles incandescentes…

… la mère juive flanquée de ses deux marmots, qu’il s’apprêtait sans gaîté de cœur à sacrifier pour la cause, devenir fluide, transparente, comme si elle avait été en train de passer aux rayons X d’un de ces vieux appareils de radiologie encore en usage au bout d’un siècle, et son squelette noirci transparaître dans la pâte translucide d’un corps fondant que ses vêtements incendiés ont dénudé…

… et pareil pour les deux gamins, cinq ans, sept ans, qui n’iront pas plus loin sur la route, et deviennent gélatine, fluide glycérin s’évaporant d’une charpente osseuse en déliquescence…

… et qui n’ont même pas eu le temps de crier qu’ils ne sont déjà plus…

Et tous les autres, serrés dans le tramway qui rougit, qui blanchit, qui s’écartèle, tous les autres que l’intense lumière, que l’abominable chaleur avale pour les recracher en cendre voletante. Rabbi Shata, avant même que le roulement des cent mille tambours de l’apocalypse naissant à l’horizon ne l’atteigne, a eu le temps, une fraction de seconde, d’échanger un dernier regard avec le grand homme en châle brun. Qui est resté debout, impassible, intact au milieu de la tourmente. Impossible, naturellement. Une illusion dernière, le clin d’œil d’un Dieu courroucé. Mais Rabbi Shata n’a pas le temps d’épiloguer. Il n’est plus que cendres qu’un vent montant, qui arrive de l’est, déborde et balaye tout sur son passage, disperse en millions de particules coruscantes les strates séculaires du monde.

Rabbi Shata, pourtant, ne s’est pas trompé. Le grand homme à longue barbe noire est bien là. Toujours là, impassible, intact. La lumière des mille soleils explosés ne l’a pas fait cligner des paupières, la bourrasque le traverse comme s’il n’était qu’une image plaquée sur un décor effondré, le grondement des portes de bronze de l’Enfer qui ruent dans leurs charnières et a envahi l’espace ne fripe aucunement son visage aux traits burinés sans doute mais curieusement jeune.

Il est là. Comme il est là depuis plus de deux mille ans. Lui, Ahasvérus, Al-azar, Lazare, l’aidé de Dieu, l’homme qui marche. Lui qui a voulu revenir à la terre promise, croyant y trouver la paix. Et qui n’a connu que la guerre des Six Jours, et la guerre du Kippour, et la main de fer de Golda Meir, et l’assassinat de Sadate, de Rabin, les Intifadas, les répressions, la folie d’Eretz Israël dévorant tout dans son expansion. Et qui n’a rien pu faire, rien pu changer.

Lui qui maintenant, alors que la lumière décroît dans l’ombre colossale du champignon de terreur s’évasant à l’horizon, s’étalant au-dessus du monde avec d’autres semblables qui, ici et là, font crever leurs ulcères, alors que le vent tonitruant s’apaise pour retomber en pluie de sable et d’os, que le tonnerre n’est plus qu’une rémanence, bruit de fond de l’univers en déroute, lui qui, enfin, tombe à genoux…

… pour lever son visage au ciel de boue…

… et crier :

« Ils l’ont fait, ces misérables ! Vous l’avez fait ! »

Et, plus bas, à peine plus qu’un murmure, ajouter :

« Pourquoi les as-tu laissé faire, Rabbi ? Pourquoi ? »

Est-ce une voix lointaine, est-ce sa simple imagination ? Il lui semble avoir entendu…

Parce que ta route était de voir et de savoir. Et tu as vu. Tu as su. Et pourtant, toi-même n’as rien fait.

Très vite il ne sait plus. Visage noirci où, peut-être, deux larmes parallèles ont tracé leur chemin à elles, il n’a plus qu’à se relever. Et reprendre sa marche, dans le paysage de mort. Pour aller où ? Cacher où sa honte et sa colère ? Béthanie, où tout a commencé, serait une solution. Béthanie, et le caveau où il s’est réveillé. Pour se rendormir. Et mourir.

 

 

6. Rédemption

 

Je traverse une désolation qu’aucun mot ne saurait décrire. Et que nulle oreille ne pourrait de toute façon recueillir. Tout a été fondu, incinéré. Calciné par une lave invisible.

La Terre Sainte n’est plus qu’un horizon de cendres et de braises sifflantes, tourbillonnant dans des ténèbres aussi opaques que celles qui déjà l’avaient avalée une première fois, le jour où le Maître mourut crucifié. Et le pire, c’est que je sais qu’il en est de même partout ailleurs.

L’Holocauste d’il y a un siècle n’était qu’une terrible répétition générale. Le plus fort des signaux d’alarme que l’on ait pu m’envoyer, et dont je n’ai hélas tenu aucun compte, comme pour les précédents. Depuis deux millénaires, je n’ai fait que m’interroger sur mon propre sort, me demander le pourquoi de cette malédiction, qui n’en était pas une. Et j’ai fini par comprendre.

En me tirant du tombeau, le Maître m’avait désigné. Je devais veiller à ce qu’il ne soit pas mort pour rien. À ce que son enseignement ne soit jamais dévoyé. Au lieu de cela, je suis resté passif. Inerte. Je n’ai fait que constater et déplorer toutes les horreurs dont l’homme est capable, y compris celles commises au nom du Tout-Puissant.

Grâce à mon invulnérabilité, j’aurais pu tenter d’infléchir le cours des événements. Même si la tâche était incommensurable, sans doute impossible à mener à bien, j’avais l’immortalité à disposition. Mais je n’ai rien fait. J’ai attendu. Jusqu’à ce qu’il soit trop tard...

Malgré son désarroi, Lazare reconnaît le flanc de colline où se trouvait naguère son village. Et son sépulcre. Cerné de décombres et foyers d’incendie, de carcasses ratatinées et autres silhouettes spectrales – pour certaines humaines – se consumant encore, il tombe à genoux, grappille une poignée de cendres radioactives et la répand sur sa tête :

« Seigneur, pourquoi t’ai-je abandonné ? Accorde-moi ton pardon, je t’en supplie. Aide-moi ! Donne-moi une chance de me racheter, dans ton infinie miséricorde ! Je sais que je n’ai pas été digne de ta confiance, mais ne me laisse pas porter seul le poids d’un aussi terrible remords ! Je ne puis croire que l’anéantissement de l’homme était ton but ultime ! Dis-moi ce que je dois faire et j’obéirai sans la moindre hésitation, comme jadis Abraham, qui était prêt à sacrifier pour toi son unique fils ! »

Alors un rayon de lumière, encore plus aveuglant que les mille soleils qui venaient de ravager le monde, fendit la noirceur des cieux et s’abattit sur Lazare. Etait-ce l’heure du châtiment suprême, ou bien du grand pardon ? Peu importe. Il était prêt à tout. Soumis, résigné et confiant à la fois, il se sentit tout à coup léger... Soulagé de son corps qui, pourtant, ne connaissait plus depuis longtemps la douleur... La sensation de s’élever dans... non, pas la sensation. Il s’élevait bel et bien. Comme naguère le Maître, quarante jours après sa résurrection, ici même à Béthania. Il s’élevait au-dessus de cette apocalypse rouge et noire, de cette fournaise qui avait carbonisé les terres et ébouillanté la moindre côte. Il dépassa l’épaisse couche de cendres et de suie qui avait englouti le monde et se retrouva parmi les étoiles, le disque mal en point de la Terre sous ses pieds, un bout de Lune grise en débordant, le Soleil au loin...

La formidable traction lui fait rapidement doubler un autre disque, orangeâtre cette fois-ci. Puis un autre encore, énorme, à striures bleu pâle et marrons, sorte d’opale gazeux flanqué d’un œil tourbillonnant. Le regard de Dieu le scrutant jusqu’en sa tombe ? Non, puisque l’ascension folle se poursuit. Augmente même de vitesse. Il a tout juste le temps de croiser un merveilleux astre ceint d’anneaux argentés que celle-ci devient exponentielle. La myriade de points multicolores qui l’entoure commence à défiler à un rythme tel que des lignes droites se forment. En quelques fractions de seconde – mais qu’est-ce qu’une seconde, en ce lieu ? – il frôle des millions de corps célestes à la taille et aux reliefs inimaginables, tandis que les lignes convergent pour former un couloir translucide, sur les parois desquelles il voit défiler les deux insignifiants millénaires qu’il vient de vivre, les millions de siècles qui les précédèrent et les tout aussi nombreux à venir. Des milliards d’espèces inconnues de flore, de faune plus ou moins gigantesques et douées ou non de raison, s’y relayent sur autant d’astres, dans un indescriptible chaos fait d’évolutions, mutations, extinctions et bouleversements géologiques et astraux incessants. Soudain, le bout du couloir. Lazare en est comme expulsé. Il a encore le temps d’apercevoir un point lumineux au loin, qu’il sait être la version concentrée de tout ce qu’il vient de voir et de traverser, et qui vite s’évanouit à son tour, englouti par ce Tout où il flotte. Ce Tout qui n’est ni le vide, ni l’obscurité. Ni la mort et encore moins la paix.

Ce Tout que même le Rien ne peut définir...

 

 

Une odeur de charogne me vrille soudain les narines, à peine atténuée par des senteurs de camphre et d’eau de rose. Mes sens se réactivent un à un. Je suis allongé sur une surface dure et froide, raide et endolori de toutes parts, la tête encore remplie d’images fantastiques, traînée floue de je ne sais quel rêve fou.

Un point lumineux fend les ténèbres qui m’enveloppent.

Je me lève, malgré l’épuisement qui m’accable et la démarche de pantin que je dois aux bandelettes qui entravent mes bras et mes jambes, et m’extrais d’une anfractuosité à flanc de rocher. De moite, l’air se fait aussitôt sec et asphyxiant. Une imposante pierre roulée sur le bas-côté – de toute évidence destinée à en bloquer l’accès – me fait frissonner. Et je me souviens à présent du pourquoi.

Je bouscule mes sœurs, qui en vain se précipitaient sur moi pour tenter de m’embrasser, et me dirige vers la demi-douzaine d’hommes qui les accompagnent, et qui tous me toisent, abasourdis, en proie à un malaise qui se devine dans leurs regards, à l’exception de celui du Maître. Dans ses yeux, c’est de la peur que je lis. La peur de celui qui sait qu’il doit se sacrifier pour le bien du plus grand nombre. Une peur que je ne tarderai pas à connaître à mon tour.

Je le regarde longuement, droit dans les yeux. Décèle un imperceptible hochement d’approbation, avant qu’il ne me tourne le dos. Avant que je ne ramasse une grosse pierre et ne frappe à trois reprises.

 

 

Sans joie ni pitié, le Romain lève son bras et abat avec force le maillet qu’il tient en main. Je hurle et enchaîne les cris, tandis que trois énormes clous s’enfoncent simultanément dans chacun de mes poignets et sur mes pieds croisés. La douleur se fait encore plus insoutenable lorsque, levée du sol ou tirée par des cordes auxquelles on l’a arrimée, six légionnaires redressent ma croix, entre les deux autres.

Les pharisiens m’ont condamné à mort pour le meurtre du Maître, ce prophète, dont ils redoutaient tant la parole et les actes, et livré à l’occupant pour que la sentence soit exécutée. En m’éliminant, ils éliminaient le plus spectaculaire de ses prodiges.

Lors de mon procès, je n’ai pas dit un mot pour me défendre. Je savais que c’était inutile. Seules mes sœurs ont supplié les juges de tenir compte du fait que, au moment où j’ai commis mon crime, j’étais en état de mort apparente depuis bientôt trois jours, et que cela avait sans doute mis à mal ma raison. En vain. La folie n’a pas été retenue.

Mes compagnons de supplice gémissent sans répit, mais je ne peux rien pour eux. Leur sort était scellé avant même que je ne devienne le premier et dernier martyr anonyme d’une chrétienté qui jamais n’existera. Le Maître et moi savions qu’il n’y avait pas d’autre choix, si on voulait éviter à l’humanité ce terrible holocauste de feu qu’elle finira indirectement par engendrer, bras dessus bras dessous avec une autre religion issue d’Abraham, dont j’ai oublié le nom.

Mes tourments sont atroces, mais mon cœur est enfin serein. Apaisé.

Jérusalem est magnifique, vue du Golgotha.

J’ai vu le futur, bien au-delà du Jourdain.

Il n’est guère brillant mais au moins, il y en a un, à présent.

Et puis le Seigneur m’a déjà pardonné.

Car je savais très bien ce que je faisais.

 

 

 

Achevé à Paris et à Grenoble, le 2 avril 2015 à 16 h 08

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