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Petit chienperdu de Robert F Young

En lecture libre pendant le confinement.

Illustration de couverture Christophe Vacher

 

Petit chienperdu

 

 

1

Le sol était gelé sous lui. Pendant la nuit, le froid avait gagné ses bras et ses épaules, avait envahi sa poitrine. Maintenant, il faisait partie du sol, il se confondait presque avec lui. Bientôt, il lui faudrait s'en libérer ou alors il serait définitivement perdu.

Il voulut bouger et le dernier de ses extravagants cauchemars disparut. Il se tourna sur le côté et ouvrit les yeux.

Ç'avait été une cuite à faire oublier toutes les autres. Tout avait commencé dans un petit bar à proximité de la place du Téléthéâtre à Old York pour se poursuivre dans l'espace et atteindre les étoiles. Maintenant, sa petite exhibition touchait à sa fin.

À l'est, l'aube quittait sa grise demeure et mettait des bougies roses sur l’arrière-cour noire du monde. Un monde dont Nicholas Hayes n'arrivait pas à se souvenir. Pourtant, il savait qu'il l'avait déjà vu auparavant, depuis les profondeurs troubles de l'ivresse... au travers du brouillard où il n'y a plus ni peine ni mémoire... depuis les sommets trompeurs du lendemain-qui-ne-vient-jamais... Il avait vu ce monde et l'avait oublié.

Il était étendu dans un champ. Des rangées d'épis fanés alternaient avec des tas réguliers d'herbe blanchie par le gel. De part et d'autre, il y avait d'autres champs et, plus loin, des bois. Au-delà des bois se profilaient des collines.

Il voyait son haleine. Il voyait autre chose... une espèce de petit animal. Il était couché dans l'herbe à une dizaine de mètres de lui et le regardait.

Il se demanda s’il existait à l'intérieur ou à l'extérieur de son cerveau.

Péniblement, il se redressa sur un coude, ramassa une motte de terre et la lança vers l'animal.

Celui-ci disparut aussitôt.

Il tapota ses poches avec le vain espoir de dénicher une bouteille. Il leva les yeux et aperçut à nouveau l'animal. Il était réapparu au même endroit et le regardait à nouveau. « Va-t’en ! » cria-t-il d'une voix rauque, puis il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, l'animal était toujours là.

Il ressemblait à une espèce de chien, mais il ne pouvait être certain que c'en soit un. Peut-être, après tout, était-il réel. Hayes parvint à s'asseoir et fouilla dans ses poches. Elles contenaient son carnet de chèques, qui était vide, sa carte de membre de la Guilde du téléthéâtre, invalide et désactivée, une bonne poignée de monnaie et une barre de chocolat concentré. Il la déplia, la partagea en deux et jeta une moitié à l'animal. Celui-ci disparut à nouveau, mais cette fois, dans la lumière grandissante, il le vit réapparaître à quelque cinquante mètres de là. II continua de l'observer et le vit disparaître une fois de plus pour se rematérialiser à l'endroit exact où il s'était trouvé l'instant auparavant. Il avala le chocolat.

 

Hayes se frotta les yeux. L'animal ne disparut pas. Bien au contraire, il continuait de le fixer comme s'il espérait qu'il lui jette un autre bout de chocolat. Il lui tendit celui qui restait. « Si tu le veux, il faudra que tu viennes le prendre », dit-il.

Le chien – si c’en était un – s'aplatit sur le ventre et avança en rampant. L'aube avait allumé ses dernières bougies roses et maintenant le jour entrait en scène. Dans la lumière plus vive, Hayes vit que le chien était à peu près de la taille d'un petit caniche. Son pelage était très fourni sans être bouclé, de la couleur de la brume matinale qui se levait. Ses pattes un peu trop grosses donnaient à penser qu'il n'était encore qu'un petit chiot et l'expression triste et affectueuse de ses yeux dorés, légèrement obliques, renforçait plus ou moins cette idée. Son museau plutôt long mais camus lui conférait une allure comique. Ses oreilles embroussaillées pendaient de chaque côté de sa tête comme deux chiffons. Sa queue était de loin le détail le plus remarquable de son individu. Elle s'achevait en une petite touffe blanche et, au lieu de frétiller, elle tournait. D'abord dans le sens des aiguilles d'une montre, puis à l'envers, un peu comme un ressort qui se serait enroulé et déroulé de lui-même. Au milieu du front, il arborait une marque blanche, éclatante, en forme d'étoile.

Selon toute évidence, le chien n'avait pas mangé depuis un certain temps, à moins qu'il ne soit constamment affamé comme tous les chiots. Le deuxième morceau de chocolat ne dura pas longtemps et il fixa anxieusement Hayes comme s'il en guettait un troisième. Prudemment, Hayes tira sur l'une des oreilles-chiffons. « Eh bien, de toute façon tu es réel  », dit-il.

Mais si le chien était réel, pourquoi avait-il disparu ?

Il laissa la question de côté pour l'instant. Il y avait beaucoup d'autres questions plus importantes. Par exemple, où se trouvait-il ? Et que faisait-il ici ?

Il se rappelait avoir choisi une planète au hasard et pris un billet au Grand Spatioport Est. Il se rappelait aussi vaguement être monté à bord d'un vaisseau subspatial et avoir passé de longues heures au bar, à discuter avec d'autres passagers, de temps en temps, et surtout avec lui-même. Mais c'était tout ce dont il se souvenait. À un moment du voyage, il avait atteint ce point où il n'y a plus ni souffrance ni souvenir. Quelque part durant ce trajet, il avait escaladé les hauteurs du lendemain-qui-ne-vient-jamais et fait la nique au cosmos.

Et maintenant, demain était là. Et ces hauteurs se trouvaient désespérément loin derrière lui.

II lutta pour se remettre sur pied. Sa tête n'était qu'une plaie douloureuse, son corps un bloc d'argile soutenu par deux échasses insensibles qui avaient été ses jambes. Sans manteau, sans chapeau, vêtu tant bien que mal d'une chemise et d'un pantalon, il se tourna dans la direction d'où il avait dû venir. Il y avait une sorte de route, pas tellement loin.

Il la suivit bientôt, vers un groupe de bâtiments indistincts qui annonçaient une ville.

Un faible gémissement se fit entendre derrière lui. Il s'arrêta et se retourna. Le petit chien s'arrêta aussi. Il le fixait d'un air désespéré. « Eh bien, que fais-tu ? » dit Hayes. Et il ajouta : « Viens, Chiffon ; si tu me promets de ne plus disparaître, je t'invite à déjeuner. »

« Ouah ! » répondit le petit chien. Et il fit tourner sa queue. Hayes attendit qu'il se rapproche, puis il reprit sa marche.

 

 

2

Il était en sueur lorsqu'il atteignit la première maison. Pourtant, il était parcouru de frissons. Quand il arriva dans le quartier commerçant, sa poitrine le faisait tellement souffrir qu'il ne respirait plus que difficilement.

Le quartier commerçant était encore endormi. Mais les inscriptions sur les façades modestes et les trottoirs de bois nu lui apprirent que la ville était un comptoir d'une planète extérieure. Néanmoins, il y avait des milliers de planètes extérieures et ce pouvait être n'importe laquelle. Le nom de la ville, qu'il lut sur la façade de l'unique hôtel, ne lui apprit rien : Dernier des Mohicans.

Il se dirigea vers l'hôtel. Chiffon trottait sur ses talons. Les portes étaient ouvertes, mais il n'y avait personne dans la première salle. Il regarda tout autour de lui. S'il était déjà venu ici, il en avait perdu le souvenir. Il entra dans le bar. Cela au moins devait lui être familier, et c'était le cas. Pourtant, l'impression que la pièce éveillait en lui, avec ses poutres énormes, ses chaises et ses tables anciennes, était très diffuse. S'il savait s'être récemment trouvé ici, il ne parvenait pas à se rappeler un seul détail de son passage.

Il choisit une table au hasard et s'assit. Chiffon, manifestement déconcerté par ce nouveau lieu, se glissa sous la table et se pelotonna à ses pieds. La pièce était aussi vide de clients que de décoration. Deux grandes fenêtres ouvraient sur la rue et une corde incongrue pendait comme une liane, entre une poutre centrale et une petite galerie en face du comptoir. Au fond,  une porte menait probablement à la cuisine.

Hayes frappa sur la table. Maintenant, au moins, quelqu'un devait venir.

Il vint quelqu'un : une grande fille avec des cheveux blonds qui lui arrivaient aux épaules, des hanches assez larges et de jolies jambes. Elle entra par la porte du fond et s'avança d'un air décidé. Ses yeux bleus flamboyaient d'indignation. « Le petit déjeuner n'est pas servi avant huit heures et demie ! dit-elle d'un ton sec. Qui diable croyez-vous être, monsieur ? » Elle s'arrêta soudain puis, lentement, fit les derniers pas qui la séparaient de la table. Il n'y avait plus aucune colère dans son regard. « Je suis désolée, monsieur Hayes, dit-elle. Je ne vous avais pas reconnu. »

Elle avait un visage plein et ovale, mais ses pommettes plutôt hautes et sa coiffure lui amincissaient les joues. Hayes pensa qu'elle devait approcher de la trentaine, ce qui lui donnait exactement le même âge que lui. Néanmoins, il ne la connaissait ni d'Ève ni d'Adam. « Quand nous sommes-nous rencontrés ? demanda-t-il.

– Nous ne nous sommes pas rencontrés, mais je vous connais par vos rôles au téléthéâtre. Hier soir, lorsque vous êtes venu au bar, je vous ai reconnu tout de suite. » Elle baissa très vite les yeux. Elle portait une robe à fleurs qui lui arrivait aux genoux et couvrait la plus grande partie de ses épaules. Ses cheveux retombaient sur les fleurs comme le soleil du matin. « Vous... vous pouvez dire que je suis une de vos admiratrices.

– Quelqu'un d'autre m'a-t-il reconnu ?

– Je ne le crois pas. Même le téléthéâtre enregistré n'a pas encore atteint Noire Crasse, j’en ai peur. »

Noire Crasse, pensa-t-il. Ce devait être Procyon 16. Pourquoi diable se trouvait-t-il ici ? Il dit à haute voix : « Je suis un peu dans le brouillard, sur certains points. Est-ce que par hasard j'aurais parlé des raisons qui m'ont amené ici ?

– Je vous ai entendu dire au barman que vous étiez arrivé de Port-aux-Etoiles en aérobus et que vous aviez récemment débarqué de la Terre. Ne vous rappelez-vous pas, monsieur Hayes ?

– Combien de temps ai-je traîné par ici ?

– À peu près jusqu'à l'heure de la fermeture. Je... je voulais vous parler, mais je n'ai pas eu assez de courage. Et puis, tout à coup, je vous ai cherché et vous n'étiez plus là. J'ai mis votre valise et votre manteau dans le vestibule. J'ai pensé que peut-être vous étiez allé dormir ailleurs. »

Hayes grimaça. «  C'est vrai. Mais je pense qu’au départ j’avais simplement l’intention de faire  un tour sous les étoiles. »

À cet instant, Chiffon passa la tête sous la table. La fille sursauta. « Où diable avez-vous pris ce chienperdu, monsieur Hayes ? demanda-t-elle. Je croyais qu'ils s'étaient tous réfugiés dans les collines.

Un chienperdu ?

– C'est le nom que leur ont donné les pionniers. Tantôt ils sont visibles, tantôt ils disparaissent, Ils peuvent se téléporter.

– Oh ! tout s’explique ! dit Hayes. Pendant un moment, quand je me suis réveillé, j'ai cru que j'avais des visions. Il m'a suivi jusqu'en ville, pour une raison ou une autre, probablement pour un repas à bon compte. Pensez-vous pouvoir lui donner quelque chose ?

– Bien sûr. Vous devez lui plaire, monsieur Hayes. D'habitude, quand un chienperdu aperçoit un humain, il se téléporte le plus loin possible. Ou peut-être devrais-je dire “elle”. Ils sont bisexués, vous savez ; ils se reproduisent par parthénogénèse. » Elle se pencha sur lui. « Vous frissonnez, monsieur Hayes. Dois-je mettre le chauffage ?

– Non, apportez-moi simplement un triple. »

Il en fit disparaître la moitié une seconde après qu'elle eut posé le verre devant lui. Il sentit monter un malaise au fond de lui. La pièce se mit à tourbillonner, mais il l'arrêta juste à temps en s'agrippant des deux mains au bord de la table. Il eut conscience que la fille se penchait sur lui.

« Vous vous sentez bien, monsieur Hayes ? » demanda-t-elle .

Il but le reste du whisky. 

« Ça ira. À propos, quel est votre nom ?

– Moira. Moira Blair.

– Apportez-moi un autre triple, Moira. »

Les yeux bleus de la serveuse étaient anxieux. « Croyez-vous que...

– Je le crois. Mais servez-moi d’abord. »

 

Après lui avoir apporté le verre, elle se rendit à la cuisine et revint quelques minutes après avec un plat de reliefs de viande. Elle le posa par terre. Le petit chienperdu sortit de sa cachette et se mit à manger.

« A-t-il un nom, monsieur Hayes ?

Chiffon. » Hayes avala le second triple et sortit la poignée de monnaie de sa poche. Il l'entassa consciencieusement sur la table. « Ce paquet de fric que vous voyez devant vous, Moira, représente le dernier résultat tangible des activités de Nicholas Hayes, dit-il. Vous continuerez de m'apporter à boire jusqu'à ce qu'il n'en reste plus. Après quoi, j'espère que vous aurez assez de bon sens pour me jeter au caniveau d'où je sors.

– S'il vous plaît, laissez-moi vous aider, monsieur Hayes.

– Pourquoi ?

– Parce que ce n'est pas bien pour vous de... de vous conduire ainsi. Quand j’habitais encore au Nouveau-Dakota du Nord sur Mars, j'ai eu l'occasion de regarder la TTV et je vous ai vu dans vos rôles au téléthéâtre, toutes vos créations et vos reprises. Je vous ai vu jouer Tamerlan, je vous ai vu jouer Cyrano, je vous ai vu jouer Hamlet, je vous ai vu jouer Édouard II. Je vous ai vu jouer Willy Loman dans Mort d’un commis voyageur. Et vous étiez merveilleux. Vous l'êtes encore ! Vous le serez toujours.

Ah ! ah ! mais vous ne m'avez pas vu dans le rôle de Milton Pomfret, n'est-ce pas ? Vous ne m'avez pas vu dans la première du Triangle à deux côtés. Même si vous aviez encore été dans le Nouveau-Dakota du Nord, vous ne m'auriez pas vu. » Hayes abattit son poing sur la table. «  Et savez-vous pourquoi vous ne m'auriez pas vu, Moira ? Vous ne m'auriez pas vu parce que le soir de la première, je suis monté sur scène aussi saoul qu'un astronaute après trois semaines de voyage et  je me suis fait éjecter du téléthéâtre. Et c'était tout ce que je méritais. Parce que, voyez-vous, ma chère Moira, c'était loin d'être la première fois que j'étais aussi saoul qu'un astronaute après trois semaines de voyage, loin d'être la première fois que je faisais le grand plongeon. Seulement, cette fois-là, Christopher King et les autres n'ont pas pris la peine de me ramener en me faisant absorber des antidotes et des pilules dragéifiées. Cette fois-là, ils en avaient marre de moi autant que moi-même. Ils m'ont donc dit que si je voulais reprendre ma place, je n'avais qu'à m'en charger moi-même. J'ai donc brûlé mes vaisseaux, je me suis payé une super-cuite, je me suis embarqué jusqu'aux étoiles pour une mission que j'ai oubliée depuis et que je ne veux plus me rappeler. Pour l'amour de Dieu, apportez-moi une bouteille et laissez-moi reposer en paix !

Non. »

C'était le non le plus net, le plus dénué de compromis que Hayes ait entendu de toute sa vie. Cela le mit sur pied... et provoqua sa perte. Cette fois, la pièce se mit à tournoyer et il ne put l'arrêter. L'étourdissement le submergea comme une vague grise et, sous la vague, roulaient les ténèbres. Et les ténèbres commençaient à tourner autour de ses jambes. Plus haut, encore plus haut, ils tourbillonnaient toujours et il appela « Leslie ! » d'une voix à demi étranglée. Pourtant, ce ne fut pas Leslie, brune et sophistiquée, qui vint à côté de lui au sein de la nuit, mais une grande fille blonde aux yeux angoissés. Il sentit des bras vigoureux qui le soutenaient tandis qu'il s'enfonçait dans le néant. Juste avant que tout disparaisse, il perçut le contact de ses doigts sur son visage.

 

Il y avait des passages confus de chaleur et de froid, de nuit et de lumière. Parfois apparaissait la chambre où il était étendu, mêlée à l'image d'une fille blonde qui portait une robe imprimée, et de temps en temps la même fille portant un sarong en peau de jaguar. Fréquemment, un homme barbu et massif qui lui palpait la poitrine, un animal gris fumée avec des oreilles en chiffons, une queue qui tournait et des yeux dorés pleins d'adoration. Finalement, il y eut des fins de matinée et de longs après-midi ensoleillés, et parfois la neige tombait doucement derrière la fenêtre constellée de diamants.

La chambre n'était pas grande. À dire vrai, ce n'était pas une chambre, mais un séjour aménagé. Il y avait un sofa et des chaises, une petite table avec une lampe, une pendulette et un exemplaire de la Cartographie stellaire de R. E. Hames. Le lit était le seul meuble insolite. Il était haut et étroit. Selon toute évidence, il avait été emprunté à l'hôpital local. Il ressortait au milieu du mobilier comme une barque flottant sur une invisible rivière.

Une nuit, la fille à la peau de jaguar sortit de l'ombre et contempla son visage. « Le Dr Grimes dit que vous allez beaucoup mieux, dit-elle. Je suis heureuse.

– Vous êtes Moira, n'est-ce pas ? dit Hayes.

– Pas lorsque je porte ce costume. Quand je suis ainsi, je suis Zonda l’Amazonienne, l'Amazone étant dans ce cas le grand fleuve qui coule dans le pays sauvage d'Alpha du Centaure. N'avez-vous jamais entendu parler de Zonda l’Amazonienne, monsieur Hayes ?

– Je ne pourrais le dire.

– C’était 1e personnage principal d'un spectacle 3D terrien qui portait ce titre. On m'avait choisie pour ce rôle parce qu'on avait besoin d'une grande blonde et qu'on ne lui demandait pas d'être une Sarah Bernhardt. Je devais me balancer au bout des lianes, influencer les animaux et prononcer des phrases brèves comme « Zonda a faim » et « Zonda sauver vous, vous pas peur ». Pour une pauvre fille du Nouveau-Dakota du Nord, sur Mars, qui s'embarrassait d'un rien, je me suis assez bien débrouillée pendant quelque temps. Et puis, les séries ont été annulées et je me suis retrouvée au chômage, parce que les grandes blondes qui ne savent pas jouer la comédie ne sont pas plus demandées à Video City qu'à Hollywood. Mais j'avais mis assez d'argent de côté pour tenir jusqu'à la reprise et jusqu'à ce que les chèques reviennent. Et, après la reprise, il y a eu d'autres reprises. Ensuite, mes séries ont été vendues successivement à peu près à toutes les stations terrestres du réseau. J’ai commencé à faire des apparitions dans les studios locaux pour le compte de types qui se souvenaient encore de moi. Et puis, les séries ont été vendues aux stations martiennes et j’ai fait des apparitions plus fréquentes. Finalement, les séries ont été expédiées vers les planètes extérieures comme Noire Crasse, qui n'avaient pas encore de 3D mais des salles locales qui pouvaient passer les vidéos avec les vieux films. Et puis j'ai abouti ici, à Dernier des Mohicans, où le propriétaire de l'hôtel m'a proposé du travail pour toute la vie si je voulais jouer Zonda l’Amazonienne une fois par semaine pour son compte. À cette époque, j’en avais marre de Zonda. Mais j’en avais encore plus marre de bourlinguer d'un endroit à l'autre, alors j'ai accepté sa proposition.

– Et vous deviez faire quoi ? » demanda Hayes.

– Trois fois, tous les samedis soir, je sautais par-dessus la salle au bout d'une liane imaginaire, j'atterrissais sur le bar, je poussais le cri de victoire de la fille des jungles centauriennes et je combattais les vilains fermiers.

– Est-ce votre salle de séjour ? »

Elle hocha la tête. « Mais ne croyez pas que vous me dérangez, monsieur Hayes. Je ne m'en sers jamais.

– Pourquoi ne pas vous être débarrassé de moi en m'envoyant à l’hospice le plus proche ?

– Je pensais que vous vous en tireriez mieux ici. Les hôpitaux des planètes extérieures manquent de personnel et la moitié du temps, ils n'ont même pas les médicaments dont ils auraient besoin. » Elle regarda la pendulette sur la table. « Je dois m'en aller, à présent, monsieur Hayes. II est presque temps pour Zonda de faire sa première voltige. Chiffon vous tiendra compagnie jusqu'à ce que vous vous endormiez. N'est-ce pas, Chiffon ? »

À l'appel de son nom, le petit chienperdu se matérialisa sur le lit. Sa queue s'enroulait et se déroulait joyeusement. « Wouah! » dit-il à Hayes, et il lui lécha la joue. Hayes sourit.

« J'ai besoin de me raser, non ? demanda-t-il.

– Un coiffeur viendra demain. Vous pourrez en profiter pour vous faire couper les cheveux, par la même occasion. » Moira éteignit la lumière. « Bonne nuit, monsieur Hayes.

– Bonne nuit », dit Hayes.

Après le départ de la serveuse, il laissa sa tête s'enfoncer profondément au creux de l'oreiller. Il était las et faible, il lui semblait qu'il aurait pu rester allongé ainsi à jamais. Il n'entendait rien en dehors de la pulsation lointaine de la stéréo, en bas dans le bar, et du léger chuchotement de la respiration de Chiffon. Au-delà de la fenêtre constellée de diamants, une lueur révéla la chute lente de scintillantes particules de neige.

À Old York, ce devait être l'été. C'était toujours l'été à Old York, avec les vents parfumés venus du Gulf Stream détourné qui soufflaient sur les avenues reconstruites. Les petits théâtres de plein air autour de la place du Téléthéâtre devaient être en pleine saison. En exclusivité : Le Triangle à deux côtés, avec Leslie Lake et Nicholas Hayes. Non, pas Nicholas Hayes. Nicholas Hayes avait fait le grand plongeon... Et personne, ni King ni les autres, n'avait pris la peine de le ramener.

Hayes ferma les yeux en découvrant soudain la profondeur du vide. Désespérément, il tendit la main et toucha le dos rebondi de Chiffon. Le petit animal se pelotonna au creux de son bras. C'était très bien ainsi, et il comprit que cette nuit au moins il pourrait dormir.

 

3

Ensuite, il y eut de nombreuses fois où il désirait boire, où il implorait qu'on lui donne à boire et délirait lorsque Moira ne lui apportait rien et fermait la porte à clé en repartant. Une fois, alors qu'elle remontait après son habituelle exhibition, il l'attendit dans l'ombre. Quand elle entra dans la pièce, il la saisit à la gorge et tomba avec elle sur le sol. Il menaça de la tuer si elle ne promettait pas de retourner au bar pour lui rapporter une bouteille.

Il était encore d'une faiblesse pitoyable. Moira n’aurait pas eu de mal à se libérer de son étreinte et le rejeter en arrière mais elle ne le fit pas. Au lieu de cela, elle demeura immobile et, après un instant, elle dit : « Vas-y, Nick, étrangle-moi. Qu’est-ce que tu attends ? » Ses mains retombèrent alors et il resta assis sur le sol, malade et honteux, jusqu’à ce qu'elle se relève et l'aide à regagner son lit.

Quand elle lui apporta son petit déjeuner, le lendemain matin, elle s'assit à côté de son lit et lui parla comme s'il ne s'était rien passé. Il ne put le supporter. « Bon sang, pourquoi ne te débarrasses-tu pas de moi ? »

Elle le regarda avec douceur. « La nuit, c'est encore pire, n'est-ce pas ? dit-elle.

– La nuit, je suis quelqu'un d'autre. Ou peut-être que c’est le contraire. Ça n'a pas d'importance... Dans un cas comme dans l’autre, ça n'a pas d'intérêt.

– Je pense que tu es entre les deux. Comme moi. Je suis quelqu'un entre Zonda l’Amazonienne et Moira Blair.

– Ce n'est pas la même chose, et tu le sais », dit Hayes. Et il ajouta : « Je  moisis ici depuis combien de temps, au fait ?

– Trois semaines. Mais le docteur dit que tu seras sur pied d'ici quelques jours. Je pense que tu comprends que tu as bien failli mourir. »

Tout à coup, Chiffon se matérialisa entre eux, au bord du lit. Des fragments de glace adhéraient encore à ses pattes et une frange de neige garnissait son museau. Hayes tendit un morceau de tartine au petit animal. « Je me demande où il a pu aller, dit Hayes.

– À son refuge dans les collines, j'imagine, dit Moira. Ils ont un sens infaillible de l'orientation. J'ai entendu dire qu'ils pouvaient se téléporter sur des millions de kilomètres. Je pense qu'ils pourraient même se téléporter d'une planète à l'autre s'ils en avaient l’idée.

– S'ils le faisaient, ils mourraient. La téléportation est instantanée, mais elle est toujours soumise à la vitesse de la lumière, à moins qu'ils n'utilisent le subespace.

– Ils ne l'utilisent pas... c'est probablement pour cela que les chienperdus n'ont jamais quitté Noire Crasse. Ils pressentent probablement ce qui leur arriverait s'ils devaient passer plusieurs minutes dans le vide au zéro absolu. Exactement comme un chien ordinaire sait qu'il ne peut sauter d'une falaise.

– Ouah ! » dit Chiffon. Hayes se mit à rire. « On croirait presque qu'il comprend ce dont nous parlons.

– Cela ne me surprendrait pas. Ils sont remarquablement intelligents. » Elle se leva. « Je dois m'en aller, maintenant, Nick.

– Entre Moira de la Cuisine et Zonda l’Amazonienne, la semaine doit te paraître longue.

– Je ne m'en soucie pas. C’est une bonne chose que d'être occupée. » Elle ramassa le plateau du petit déjeuner. À cet instant, Chiffon disparut du lit, et, une fraction de seconde plus tard, des grattements leur parvinrent du couloir. Elle alla jusqu'à la porte et l'ouvrit. Chiffon se tenait fièrement sur le seuil. « Je commence à croire que tu veux te rendre intéressant, dit-elle. Chiffon, tu es un vilain voyou !

– Ouah ! » fit Chiffon, et il se téléporta à nouveau sur le lit.

Hayes le regarda.

« Moira ! dit-il, tout excité. Je viens juste de me rappeler pourquoi je suis venu dans les étoiles ! Je voulais faire le tour des planètes extérieures et gagner ma vie en déclamant des monologues de Shakespeare. C'était une idée absurde et je l'ai eue alors que j'étais saoul. Cela ne m’aurait jamais rien rapporté, même en un million d'années. Mais maintenant, j'ai une meilleure idée. Veux-tu m'apporter un bloc et un crayon avant de redescendre ?

– Certainement, Nick. »

Il ne commença pas à écrire tout de suite, mais resta simplement assis, à penser, l'oreiller derrière son dos, le bloc sur les genoux. Pour accomplir ce qu'il avait en tête, il aurait avant tout besoin d'un bon sketch.

Peut-être pouvait-il l'adapter d'un passage d'une comédie connue du public. L'idée lui plaisait et il commença à chercher parmi les pièces qu'il connaissait par cœur. Cela aurait pu continuer tout le reste de la matinée si Le Triangle à deux côtés ne lui était pas venu immédiatement à l'esprit. Quand cela se produisit, il sut qu'il n'avait pas besoin de chercher plus avant : la pièce avait bien soixante ans, mais elle avait toujours du succès et une partie au moins s'appliquait idéalement à ce qu'il désirait.

Il la connaissait par cœur. Il commença de la réciter, mot par mot, ligne après ligne, scène après scène. Elle racontait l'histoire d'un jeune chef d’entreprise nommé Milton Pomfret dont la femme, Glenda, était décidée à découvrir s'il était un coureur de jupons ou un mari parfait. Elle engageait un orthophoniste et un spécialiste du maquillage et s'arrangeait pour pouvoir être changée momentanément en une autre femme. Après quoi, elle déclarait à son mari qu'elle allait passer quelques semaines chez sa mère, faisait ses bagages et allait louer un appartement dans la ville basse sous le nom de Mary Lou Johnson. Elle faisait transformer son visage et son apparence extérieure pendant le week-end et, avec l'aide de l’orthophoniste, s'entraînait à parler d'une façon subtilement différente. Puis, le lundi matin, elle prenait un emploi de secrétaire dans le bureau de son mari et partait à sa conquête. En plusieurs occasions, elle devenait presque sa « maîtresse » mais, à chaque fois, quelque chose se produisait qui interrompait le processus, la laissant sans plus de certitude qu'auparavant.

À la longue, son mari tombait follement amoureux et lui demandait de l’épouser, conséquence qu'elle n'avait pas su prévoir. Afin de le garder, elle se trouvait obligée de divorcer en tant que sa première femme et de se remarier avec lui.

La scène sur laquelle Hayes s'était finalement arrêté était l'une des plus populaires. Elle commençait au moment où Milton Pomfret se trouvait dans l'appartement de Mary Lou, assis près d'elle sur le grand sofa du salon. À ce moment-là, la défense de Milton s'était effondrée et il était prêt à se laisser séduire par Mary Lou. Cependant, chaque fois qu'il s'apprêtait à l'étreindre, survenait une interruption. Dans la pièce, ces interruptions étaient de nature ironique ; dans la version que Hayes mettait maintenant au point, il s'agissait de farces : Chiffon se matérialisait chaque fois entre les deux amants au moment où ils allaient s'étreindre. À la première apparition du petit animal, Mary Lou le mettait dehors et fermait la porte à clé ; à la seconde apparition, elle le mettait dehors, fermait les fenêtres et la porte ; à la troisième, elle le mettait dehors, fermait les fenêtres et la porte, activait le champ protecteur de la maison ; à la quatrième, avec l'aide de Milton, elle allait prendre une valise et un coffre dans le placard, mettait le petit animal dans la valise, fermait la valise et bloquait les serrures, plaçait la valise dans le coffre, fermait et bouclait le coffre, le poussait au dehors, revenait dans la pièce, fermait à clé et réactivait le champ protecteur. Puis, certains qu'ils ne seraient pas à nouveau interrompus, les deux amants retournaient au sofa... pour voir Chiffon apparaître entre eux pour la cinquième et dernière fois. En plus de ces modifications, Hayes opéra les révisions qu'il fallait pour rendre le sketch autonome, mais autrement il garda intacts dialogue et action.

 

Il était occupé à revoir la version définitive quand Moira lui apporta son déjeuner. Il était si enthousiaste qu'il put difficilement manger. « Lis ça, dit-il en lui tendant le scénario. Imagine-toi en Mary Lou, moi en Milton Pomfret et Chiffon tel qu'il est. Dis-moi ce que tu en penses. »

Les yeux bleus de Moira évoquaient un soleil d'été quand elle le regarda après avoir lu la dernière page. « Tu... tu veux que moi, je joue ça avec toi ? »

– Toi et Chiffon. Bien sûr, ce sera lui la vedette. Les gens de Noire Crasse connaissent les chienperdus, mais ceux des autres planètes n'ont probablement jamais entendu parler d'un tel animal, et avec eux le sketch sera deux fois plus efficace. Nous allons mêler la sorcellerie à l'ancienne mode et le gros comique des planètes extérieures et, même si nous ne parvenons pas à faire rire, nos publics seront quand même séduits. Bien sûr, je sais qu'une histoire aussi lourde tomberait à plat à Old York, mais nous pouvons nous passer d'Old York avec toutes les planètes extérieures qui sont à notre disposition. Je vais préparer quelques sketches de plus pour étoffer le spectacle jusqu'à ce qu'il dure une heure et demie, puis nous partirons en tournée tous les trois et…

– Tu ... tu veux vraiment que je joue avec toi ?

– Allons, Moira, je ne te fais là aucun honneur. Je te propose simplement un moyen pour nous de gagner un peu d'argent. Je dois trouver quelque chose et jouer, ou au moins faire semblant, c'est tout ce que je peux faire. Si tu es contente de ton emploi ici, je trouverai quelqu'un d'autre. Mais j'aimerais mieux t'avoir toi.

– Ne prends surtout pas quelqu'un d'autre ! »

Il eut un sourire. « Très bien, dit-il. Nous pouvons commencer à répéter ici, dans cette pièce. » Il poursuivit : « Si tu peux dénicher un coffre quelque part, nous aurons tout ce qu'il nous faut comme accessoires, et cette pièce nous servira de scène. Notre gros problème est d'apprendre à Chiffon à surgir entre nous au moment exact, ou sinon rien ne marchera. Tu remarqueras que, dans le sketch, le dernier mot que Milton prononce avant chaque interruption est “chérie”. Ce sera le signal pour Chiffon. Crois-tu que nous pourrons l'amener à y répondre ? »

Il y eut comme une larme dans les yeux brillants de Moira. Hayes ne pensait pas avoir jamais vu quelqu'un de plus heureux dans sa vie. « Je suis sûre que nous le pourrons, dit-elle. Chiffon, viens ici. »

Le chienperdu se matérialisa dans ses bras, sa queue tournoyant comme une petite hélice. Une larme glissa sur sa joue et tomba sur le museau du petit animal. En exclusivité, pensa Hayes, Zonda l’Amazonienne, Chiffon le Chien Merveilleux et Nicholas Hayes dans Comment séduire Mary Lou .

 

4

Ils commencèrent à répéter le soir suivant. Hayes jouait Milton Pomfret et dirigeait en même temps.

Moira et Chiffon s'affirmèrent comme les deux comédiens les plus coopératifs avec qui il ait jamais travaillé. En trois jours, le sketch était parfaitement rodé, le chienperdu apparaissant dès le signal et Moira jouant le rôle de la fille belle mais peu intelligente comme si elle s’y était préparée toute sa vie. Quant à Hayes, il n'eut qu'à apporter quelques changements mineurs dans l'aspect de l’ancien Milton Pomfret pour devenir le nouveau, après quoi il joua le rôle avec son talent habituel.

Entre les répétitions, il conçut trois autres sketches, chacun avec le genre de gros comique qui faisait accourir les gens des planètes extérieures. Lui et Moira apprirent ces nouveaux rôles, Chiffon constituant un public enthousiaste et intrigué. Finalement, un soir, ils jouèrent l'acte complet, gardant Comment séduire Mary Lou pour la fin. Tout se déroula sans anicroche. « Maintenant, dit Hayes, il faut procéder à une sorte de test, ici, à Dernier des Mohicans, rien que pour être certains. Pour cela, il nous faudra louer le théâtre local, et pour louer le théâtre local, nous aurons besoin d'argent. » Il alla dans la chambre et ouvrit le tiroir où Moira avait rangé ses affaires. Il revint un instant plus tard avec une statuette de platine. Sur le socle étaient inscrits ces mots : Le prix Evans de téléthéâtre a été remis en l'an 2186 à Nicholas Hayes, pour sa contribution à la téléscène dans le rôle d'Édouard II. Il tendit la statuette à Moira. « Emporte ça à Port-aux-Étoiles demain. Tu devrais pouvoir en tirer une centaine de crédits, ce qui nous suffira pour commencer. »

Elle resta là, à regarder la statuette. « J'ai de l'argent, Nick. Tu n’as pas besoin de faire un tel sacrifice. »

Il rougit. « Ce n'est qu'un morceau de platine, rien de plus. Fais comme je te dis.

– Mais ce n'est pas bien, Nick.

– C'est bon, j'irai moi-même ! »

Il tendit la main, mais elle éloigna la statuette. « J'irai, dit-elle sans le regarder. Tu n'es pas encore assez remis.

– Très bien. Pendant ton absence, je vais faire distribuer un prospectus et mettre au point un champ protecteur. Quand tu reviendras, nous jouerons sur une véritable scène. Et dans quelques jours, nous commencerons ! »

Le premier soir, ils jouèrent devant une salle comble. Le deuxième aussi et le troisième également.

Hayes fut tout d'abord surpris, puis il se rappela que les villes des planètes extérieures, comme Dernier des Mohicans, étaient pratiquement dépourvues de distractions et que le même état de choses régnait alentour. Même avec la présence sans surprise de Chiffon, le sketch de Comment séduire Mary Lou continua d'avoir du succès, et les trois autres qui le précédaient recueillirent également leur part de rires. Même plus que des rires : du délire, un délire joyeux qui faisait trembler les feux de la rampe. C'était une expérience nouvelle pour Hayes, qui avait l'habitude des publics sophistiqués, mais il s'y habitua sans aucune difficulté. Moira aussi et Chiffon de même, qui s'avérait être l'acteur le plus véridique de la troupe. Il tomba endormi entre les bras de Hayes pendant qu'ils retournaient à l'hôtel après leur première soirée. Ils auraient pu jouer à Dernier des Mohicans pendant un mois de suite, mais Hayes avait hâte d'entamer le périple qu'il avait prévu à l'aide de la Cartographie stellaire de Hames. Il lui tardait également de tester la réaction d’un public qui n'avait jamais vu de chienperdu. Il demanda donc à Moira de donner à son employeur un préavis d'une semaine.

La semaine écoulée, ils firent leurs bagages, se rendirent par aérobus à Port-aux-Étoiles, firent passer la douane à Chiffon, et prirent un billet pour Goshen, la douzième planète de Sirius la blanche. Moira avait vendu la statuette pour trois cents crédits. Le bénéfice de leurs représentations à Dernier des Mohicans se montait à plus de sept cents crédits, ce qui leur faisait un capital d'environ un millier de crédits.

Les événements se concrétisaient.

Leur première halte sur Goshen fut une bourgade au fond des bois nommée En Bas dans la Vallée. La localité elle-même ne comptait guère qu'une poignée de pionniers, commerçants pour la plupart, mais le district qu'elle desservait était vaste, et il était peuplé de quelque dix mille immigrants et de deux mille autochtones. Pendant les trois semaines qui suivirent, la troupe Hayes & Cie joua à la salle municipales d'En Bas dans la Vallée et tous les immigrants et autochtones s'arrangèrent pour venir au moins une fois en ville voir le « p'tit chien qui disparaît ».

Hayes aurait dû être comblé et il se demandait pourquoi il ne l'était pas.

Après En Bas dans la Vallée, le trio traversa le pays jusqu'à Graisse de Mouton, de Graisse de Mouton jusqu'à Monte Luit, et de Monte Luit à Fleur de Saint-Jean. Dans sa chambre à l'hôtel de Fleur de Saint-Jean, Hayes tomba sur un exemplaire défraîchi de Spectrum où il trouva une critique du Triangle à deux côtés. La pièce avait connu un certain succès à sa création en TTV, et tout autant lors des représentations à Old York. Selon le critique, une reprise TTV était garantie. Le talent avec lequel Leslie Lake interprétait le double rôle de Glenda-Mary Lou l'avait définitivement placée au firmament des vedettes, et le rôle de Milton Pomfret était joué avec une finesse rarement rencontrée pour un personnage secondaire. Hayes jeta le magazine au panier.

Il alla jusqu'à l'unique fenêtre de la chambre et contempla la rue. Il était tard, et il n'y avait personne. Dans la chambre voisine, Moira, fatiguée par leur long voyage, se préparait à se mettre au lit. Il l'entendait ouvrir et refermer les tiroirs, ranger ses affaires, et percevait le bruit assourdi de ses pieds nus sur le sol. Derrière lui, Chiffon était profondément endormi au pied du lit.

Il se sentit soudain horriblement seul.

Quittant la pièce, il descendit dans le hall. Celui-ci était désert. Il sortit dans la rue. Une senteur d'hiver flottait dans l'air de la nuit, mais aussi le parfum de la verdure. À Fleur de Saint-Jean, c'était le printemps. Bientôt les fleurs qui avaient donné son nom à la petite ville pencheraient leurs têtes jaunes au long des routes et des chemins de campagne. Bientôt les oiseaux chanteraient.

Il commença à marcher. Fleur de Saint-Jean était perché au flanc d'une montagne, dominant une vallée profonde où brillaient les lumières éparses des fermes. Au-dessus de la vallée, le ciel formait une vallée inversée avec d'autres lumières, celles des étoiles.

L'une des étoiles était Sol.

À Old York, ce devait être l’été. C'était toujours l'été à Old York. À Old York, il y avait d'innombrables lumières et des rires et l'on n'éprouvait jamais le besoin d'être seul. À Old York, si vous aviez assez de talent, vous pouviez monter sur une scène magique et les caméras se braquaient alors sur vous et vous multipliaient cent millions de fois... et sur Terre et sur Mars, vous pénétriez dans des millions de foyers ct les gens savaient alors que vous existiez. Éteinte, cette brève clarté ! Finie, la brève carrière de Nicholas Hayes !

La rue qu'il suivait s'achevait là. Elle ne débouchait pas sur une autre rue, comme le font la plupart des rues lorsqu’on en arrive au bout. Elle s'arrêtait simplement parce qu'elle n'avait plus de raison d'être. Des arbres poussaient courageusement à l'extrême limite et, dans les ténèbres, un panneau lumineux disait Impasse.

Fatigué, Hayes fit demi-tour et commença à revenir sur ses pas. Puis il s’aperçut qu’il n’était pas seul. Quelque chose marchait à côté de lui, un petit animal au museau chafouin, aux yeux dorés.

« Chiffon, dit-il, que fais-tu si tard ? Tu devrais être au lit.

– Ouah ! » dit le petit animal, et il le regarda comme le faisaient les spectateurs quand il s'avançait, avec les autres, lorsque le rideau se relevait, pour aller s'incliner. Puis il disparut. Seigneur ! pensa Hayes. Si je pouvais me téléporter, je retournerais sur Terre aussi vite que les ailes de lumière qui me porteraient. Et il pensa encore : Oui, et j'arriverais mort à huit années d'ici. Je suis tout aussi mort ici, à valser bêtement entre les étoiles.

Mais devait-il rester dans cet état ?

Était-il stupide au point de ne trouver aucun moyen pour se ramener à la vie ? Non, il n'était pas stupide. Pas lui, Nicholas Hayes. Ce n'était pas une question de moyens. C'était tout simplement une question de choix !

 

Quand il regagna sa chambre, Chiffon était profondément endormi au pied du lit. La chambre d'à côté était silencieuse... Attendrait-il jusqu'au matin ? se demanda-t-il. Il décida que non. Il frappa à la porte et dit : « Moira, puis-je te parler un instant ? »

Il n'y eut d'abord que le silence, puis le déclic d'un interrupteur. « Oui, Nick, entre. »

Dans la clarté de la lampe de chevet, ses cheveux répandus sur l'oreiller étaient de la couleur des primevères le soir. Ses yeux étaient d'un bleu de campanule.

« Ça va, Nick ? demanda-t-elle.

– Oui. » Il prit une chaise et s'assit à côté du lit. « Je suis sorti, ce soir, et j'ai eu une idée. Une idée pour un vaisseau-théâtre.

– Oui, Nick ?

– Il y a des siècles, sur Terre, des charlatans avaient l'habitude de voyager de ville-frontière en ville-frontière dans des chariots bâchés, en donnant ce qu'ils appelaient des représentations médicales. Les représentations elles-mêmes étaient gratuites, destinées à attirer la foule de façon que le charlatan puisse vendre ses remèdes. Grâce à la colonisation très rapide résultant du voyage subspatial, nous avons aujourd'hui une situation similaire à celle qui existait dans le Far-West de jadis. Les pionniers se sont répandus si vite et si loin qu'il n'est plus possible de leur fournir tout ce dont ils ont besoin, et c’est particulièrement vrai pour les médicaments. Supposons donc, Moira, que toi et moi nous achetions un vieux cargo spatial, que nous en refaisions l'intérieur afin d'y vivre confortablement. Supposons que nous embarquions des médicaments de toutes sortes et que nous installions une scène. Et supposons encore que nous limitions notre spectacle à Comment séduire Mary Lou et que nous vendions des médicaments au lieu de faire payer les entrées. Nous pourrions les vendre pour un modeste bénéfice et nous ne nous sentirions jamais coupables de tirer parti de la crédulité des gens. Parce que, loin de profiter d'eux, nous leur rendrions service. Bien sûr, nous ne deviendrions pas riches. Mais nous pourrions vivre à l'aise et, en voyageant, nous ne serions jamais loin de chez nous, parce que notre maison serait avec nous. Qu'en penses-tu, Moira ? »

Elle se tut un long moment, puis dit :

« Pourquoi veux-tu faire ça, Nick ? »

Le moment de mentir était venu. Il s'en tira merveilleusement bien. « Parce que je veux cesser de penser à moi en tant qu'acteur. Parce que je dois faire une croix sur le passé, n'importe comment. J'ai besoin d'une nouvelle identité, totalement différente. Peut-être la profession de médecin volant m'apportera-t-elle la paix. »

Elle détourna le regard et baissa les yeux sur la couverture, puis sur ses propres mains. Des mains plutôt larges, encore agrandies par le dur labeur, mais pleines de finesse.

Elle dit : « Je pense que c'est une idée merveilleuse, Nick.

– Bien. Nous resterons une semaine ici, puis nous irons sur Mars. Il y a un grand dépôt de vieux vaisseaux à Port-aux-Sables, où nous devrions trouver ce qu'il nous faut. » II se leva. «  Je suis navré de t'avoir réveillée, Moira, mais je devais savoir ce que tu en penserais.

– C'est très bien, Nick. Et... Nick ?

– Oui ?

– Port-aux-Sables n'est pas très loin du Nouveau-Dakota du Nord. Peut-être pourrions-nous visiter la ferme. Et... voir mes parents.

– Nous essaierons. Bonne nuit, Moira.

– Bonne nuit. »

 

5

Le cargo qu'ils choisirent finalement était une espèce de vieille lessiveuse, mais la propulsion ionique marchait toujours bien, et le corrélateur subspatial, malgré son aspect ancien, fonctionnait aussi bien que les moteurs plus récents et plus compacts. À l'image des plus modernes vaisseaux marchands, le Dr Albert Schweitzer, comme ils le nommèrent, pouvait être piloté par une seule personne. Tout aussi important était le fait que la plate-forme d’accueil rétractable n'était qu'à quelques centimètres au-dessus du sol. On obtiendrait ainsi une excellente scène.

Pour gagner de la place, Hayes fit élargir l'ouverture et les anciens écrous de fermeture furent remplacés par des nouveaux. La chambre des machines occupait la plus grande partie du premier étage, mais il restait une loge pour Moira, une pour Hayes, et assez d'espace pour trois compartiments et une petite réserve. Moira insista pour que le nom de Chiffon soit inscrit sur la porte de la réserve. Elle dit que, puisque le petit chienperdu jouait le rôle essentiel, il devait au moins bénéficier d'un prestige égal. Hayes accepta à contrecœur.

Il réserva la moitié de la partie supérieure aux médicaments, déjà commandés sur Terre, et aux provisions. L'autre moitié fut convertie en un grand salon, une cuisine commode et un petit bureau. Les quartiers des pilotes sur le pont supérieur fournirent d'excellentes chambres. La touche finale fut constituée par un escalier spirale en acier reliant les chambres à la salle de commande. Après quoi, Hayes fit peindre le vaisseau, à l'extérieur et à l'intérieur. Puis il partit faire des achats avec Moira.

À ce stade, le capital de Hayes & Cie avait baissé de façon alarmante. Ils avaient acheté le vaisseau à crédit, empruntant aux fabricants de Port-aux-Sables et aux banquiers du Merchant Trust, mais, pour tout le reste, ils avaient payé comptant.

En conséquence, ils durent acheter moins que ce qu'ils avaient prévu. Finalement, pourtant, cela s'avéra un avantage, car Moira se montra très douée pour remettre chaises, tables et lits en état, y compris les accessoires. Les objets les moins chers et les plus décrépis qu'ils achetèrent finirent par acquérir beauté et dignité. Moira ne s'arrêta pourtant pas à l'ameublement. Les pièces elles-mêmes furent améliorées et, quand elle eut terminé, leur logement aurait pu passer pour un ensemble fin XXe siècle, ce qu'il était en réalité.

Pendant ce temps, ils avaient suivi les cours du soir et appris à piloter un vaisseau spatial. L’automatisation presque totale des vaisseaux comme le Dr. Albert Schweitzer avait depuis longtemps relégué la navigation au rang de la conduite des automobiles du XXe siècle. À maints égards, elle était même plus simple et certainement moins dangereuse. Néanmoins, il y avait certaines connaissances de base avec lesquelles tous les candidats pilotes se devaient d'être familiers, et il y avait également des règles à apprendre. Moira et Hayes durent piloter à tour de rôle le vaisseau-école, après quoi chacun d'eux dut faire un voyage d'essai de corrélation jusqu'à Alpha du Centaure 4 et retour. Ni l'un ni l'autre n'eurent de problèmes et ils obtinrent leur brevet de pilote le même jour.

Entre-temps, les médicaments commandés sur Terre étaient arrivés. Ils avaient été chargés sur le Dr. Albert Schweitzer. Leur travail à Port-aux-Sables était achevé. « Si nous devons rendre visite à ta famille, il est grand temps d'y aller, dit Hayes après le dîner, un soir. Comment as-tu dit que s'appelait ta ville natale ? »

Moira mit les dernières assiettes dans le lave-vaisselle. 

« Béquille Rouge. Ce n'est pas une ville. C'est un hameau, et encore. Mais il se trouve sur une des principales lignes d’aérobus.

– Bon. Nous pouvons faire nos bagages cette nuit et partir demain matin. »

Elle évita son regard. « Très bien.

– Tu ne sembles pas très enthousiaste.

– Nick, crois-tu que nous pourrions faire comme... comme...

– Comme quoi ?

– Comme si nous étions mariés. Pendant la visite, je veux dire. Je... je sais que tu n'y as jamais pensé, et je sais que je n'ai pas le droit de te demander cela. Mais mon père et ma mère vont être intrigués. Et ils auront probablement de la peine. Aussi, pour eux, nous pourrions faire semblant. »

Hayes regarda, par-delà le hublot de la cuisine, les ténèbres qui s'épaississaient sur le port. Ici et là, de faibles lueurs apparaissaient. Au loin, une équipe de nuit était occupée à démonter un vieux SB 2. Le mariage était une chose qui n'était pas entrée dans ses calculs. Mais cela lui nuirait-il d'épouser Moira ? Bien sûr, il ne l'aimait pas. Mais après tout il n'avait jamais aimé personne, à part Leslie, peut-être. Et de toute façon, le mariage n'était pas la fin que l'on disait. Il y avait dans chaque contrat une clause qui rendait chacun libre de s'en aller durant la première année sans avoir à fournir de raison, à condition qu'aucun enfant n'ait été conçu durant cette période. La reprise du Triangle à deux côtés aurait lieu dans le courant de l’année.

Il dit donc à Moira : « Je me souviens de tout, n'est-ce pas, excepté des choses les plus importantes ? Veux-tu m'épouser, Moira ? »

Ses yeux, lorsqu'elle le regarda, étaient aussi pleins d'adoration que ceux de Chiffon. « Je ne voulais pas dire ça.

– Je te le demande pourtant. Tu ne penses pas que cela mérite une réponse ?

– Je suis la fille qui se balançait au bout d'une liane à l'hôtel de Dernier des Mohicans... tu te souviens ?

– Et je suis l'ivrogne que tu as tiré de la fosse aux serpents. »

Et il la vit, tandis que les années quittaient ses épaules, telle qu'elle avait dû être au Nouveau-Dakota du Nord longtemps auparavant, grande et mince, tendre et douce. Zonda l’Amazonienne au sommet de son arbre, regardant le vaste monde avec des yeux bleus pleins d'émerveillement. Mais c'était Moira, pas Zonda, qui répondit : « Je ne suis pas Leslie. Je ne pourrai jamais être Leslie Lake. »

Il demeura immobile. « Je ne veux pas que tu le sois. » Il s'approcha et mit ses mains sur ses épaules. « Nous irons voir le juge de paix cette nuit. Nous passerons notre lune de miel au Nouveau-Dakota du Nord. » Il se tut. Les déclarations avaient toujours été difficiles pour lui. Dans la vie réelle, il ne pouvait leur conférer la sincérité qui lui venait si naturellement sur scène. Mais il fallait qu'il trouve les mots, à présent. « Je suis sûr que nous serons heureux, chérie », dit-il.

Immédiatement, Chiffon, qui jusque-là était resté assoupi dans le living-room, se matérialisa entre eux. Moira rit, et soudain tout rentra dans l’ordre et Moira se retrouva entre ses bras, tiède et abandonnée. Chiffon, fier comme un paon de s'être souvenu de son rôle, sauta à leurs pieds, en extase, sa queue tournant comme un moulin minuscule.

 

Le Nouveau-Dakota du Nord était tiède, avec des nuits froides et des plaines rouges qui roulaient sous le ciel pâle de Mars, des pièces aux poutres apparentes, des cheminées, et un café très fort qui infusait sur de primitifs réchauds ; avec le rôti de maklus qui dorait au four, et les haricots bruns et juteux ; avec la 3V transmise depuis la Terre lointaine jusque dans les grands salons tout au long des nuits ; avec les longues promenades dans les collines ocres et les bals dans les grandes salles illuminées, des nuits semées d'étoiles où l'on revenait à la maison dans la joie et les rires, l'amitié et le bonheur vrai ; avec des réveils sous un toit, dans l'aube grise, sous des édredons de plumes épais de vingt centimètres ; avec la petite église qui ressemblait à une boîte d'allumettes, sous l'immensité du ciel couleur de lavande ; avec la paix des gens et des après-midis du dimanche.

Quand vint le moment du départ, Hayes était presque aussi triste que les parents de Moira. Moira pleura. Chiffon ne pleura pas, bien sûr, mais la tristesse qui se lisait dans les yeux dorés du petit animal disait qu'il aurait aussi bien pu le faire.

Pourtant, pour l'homme et le chienperdu, la tristesse ne dura pas. Elle n'alla pas plus loin que le voyage en aérobus jusqu'à Port-aux-Sables. Après cela, Hayes s'occupa de piloter et Chiffon se livra à l'exploration de ce monde qu'était le vaisseau.

Cette exploration avait commencé avant le voyage au Nouveau-Dakota du Nord et, à présent, elle se faisait plus consciencieuse. Comme s'il était obsédé par le désir de se trouver partout à la fois, le petit animal ne cessait de se téléporter d'un étage à l'autre, d'une soute à l'autre, de pièce en pièce. Pendant un instant, Hayes connut à nouveau la peur qu'il avait éprouvée durant le voyage de Noire Crasse à Goshen et de Goshen à Mars, la peur que le chienperdu puisse se tromper dans ses estimations de distance et se téléporter au-delà de cette frontière entre la vie et la mort que représentait la coque. Mais il ne le fit pas. Tout comme l'instinct de direction, l'instinct de distance d'un chienperdu était infaillible.

La première planète de leur itinéraire était Grain d'Or, neuvième satellite de l'étoile verte Castor. Après avoir posé le vaisseau à Port-aux-Plaines, ils entamèrent la série d'étapes qu'ils avaient prévue. La première les amena à Sur-une-Jambe. Dans un champ en friche, à quelques kilomètres de la ville, Hayes commença d'émettre des annonces soigneusement préparées sur la bande ondes courtes locale : En exclusivité : Nicholas Hayes, Zonda l’Amazonienne et Chiffon le Chien Magique, dans Comment Séduire Mary Lou. Venez, venez tous. L’entrée est gratuite. Le lieu ? Le Vaisseau-Théâtre, à quatre kilomètres au sud de la ville. À quelle heure ? Au lever des étoiles. Vous verrez Chiffon le Chien Magique persécuter les deux ardents amoureux. Vous le verrez se matérialiser et faire tourner sa queue magique. Vous le verrez, mais si, vous le verrez ! Et c’est gratuit ! Oui, gratuit ! Je répète : gra-tuit! Si le « gratuit » n’attirait pas le public, rien d'autre n'y parviendrait.

Le public vint, à cause de cela et aussi de la monotonie des journées. Dès que la première étoile apparut, la plaine devant le vaisseau fut envahie jusqu'à ne plus pouvoir contenir personne. Les visages, sous la clarté stellaire, étaient lourds et frustes, pour la plupart, mais il y avait de la curiosité dans chaque regard et les enfants étaient impatients, Hayes alluma les projecteurs qu'il avait disposés sur la plate-forme et sortit de derrière le rideau brun de plastivelours confectionné par Moira.

« Citoyens de Grain d'Or, dit-il, nous ne sommes pas venus vous dépouiller de vos crédits durement gagnés, mais pour vous distraire et vous aider. Que vous achetiez ou non les médicaments que je m'apprête à vous montrer, vous serez les bienvenus au spectacle qui commencera immédiatement après. » Il se tourna vers le rideau. « Zonda ? »

 

Vêtue de sa peau de jaguar, ses longues jambes brillant dans les projecteurs, Moira sortit du vaisseau, portant une petite table sur laquelle étaient disposées plusieurs douzaines de trousses de médicaments. Elle la posa, prit la trousse qui se trouvait sur le dessus et la tendit à Hayes, puis elle fit face au public avec un sourire radieux.

Hayes s'empara de la trousse et en décrivit le contenu.

« Aucun des médicaments que j'ai mentionnés n'est une panacée, dit-il. Mais chacun remplira les fonctions qui lui sont assignées et tous devraient être dans chaque foyer de Sur-une-Jambe. Les trousses sont en vente pour deux crédits pièce. Votre santé et celle de vos enfants valent certainement plus que cela ! »

Les trousses se vendirent d'une façon surprenante et Moira dut remonter les marches deux fois pour aller en chercher d'autres.

Hayes et elle exultaient lorsqu'ils se retirèrent derrière le rideau pour préparer Chiffon en vue de leur sketch.

« Tu ne crois pas pas que nous devrions nous censurer un peu ? dit-elle en enfilant la robe de Mary Lou. Il y a beaucoup de garçons.

– C'est une bonne idée, dit Hayes. Je garderai mes mains au-dessus de ta taille et je laisserai de côté les clins d'œil. Tu peux aussi éliminer les balancements de hanches, D'accord ?

D'accord. »

Même ainsi édulcoré, Comment séduire Mary Lou obtint un grand succès. En fait, le public demanda un bis. Hayes et Moira le lui accordèrent sous la forme d'un des sketches qu'ils avaient abandonnés. « Pourquoi ne leur proposes-tu pas un échantillon de ton répertoire shakespearien ? demanda Moira quand le public continua de tourner autour de la plate-forme, plein d'espoir.

– C'est un bon moyen de se débarrasser d'eux, je suppose.

– Je ne l'entendais pas ainsi. Tu ne comprends pas, Nick ? Tu es obligé de les soigner culturellement autant que physiquement. Tu leur as vendu de la pénicilline. Maintenant, vends-leur une autre sorte de médicament. Fais-le leur absorber de force s'ils le refusent. Tu leur dois cela, Nick. Tu le dois à toi-même ! »

Il la regarda d'un air pensif.

C'était là un point de vue qui ne lui était jamais venu à l'esprit. Et cela pouvait lui fournir juste ce qu'il lui fallait pour compléter l'image qu'il essayait de former. « Très bien, dit-il, je vais faire un essai. »

Il quitta la plate-forme et expliqua le contexte du monologue qu'il allait réciter et ce qui advenait ensuite. Puis il étendit les bras.

 

Qu'est-ce qu'un homme,

S’il n’a d’autre but et souci

Que dormir et manger ? Une bête, rien de plus.

Certes, Celui qui nous créa avec ce vaste entendement

Qui voit devant et derrière, ne nous a point donné

Ce pouvoir et cette raison

Pour mettre en nous d’étranges...

 

Tandis qu'il parlait, les étoiles s’élevaient au-dessus de lui, toujours plus brillantes, éclairant de plus en plus intensément les visages immobiles des spectateurs. L'air était frais et doux. Une des trois lunes de Grain d'Or occupait le milieu du ciel, pareille à l'œil d'une caméra.

Il sentit les chaînes quitter ses poignets, les anneaux tomber de ses chevilles. La « caméra » saisissait son image et commençait à la renvoyer vers cent millions de foyers, et, une fois encore, il connaissait le bonheur de jouer. Les mots montaient vers le ciel, jusqu'aux étoiles, en syllabes riches et pleines, et chacun pouvait encore les entendre après qu'il eut fini de parler, et il n'y avait pas d'autre bruit que celui de l'herbe bruissant sous les pieds de l'assistance qui se retirait, emplie de respect... Et Nicholas Hayes resta là, seul, et le vent de la forêt était frais, emportant les paroles qu'il avait prononcées jusqu'à l'immensité.

Non, il n'était pas vraiment seul. Moira était sortie sur la plate-forme et se tenait maintenant à ses côtés et Chiffon s'était glissé sous le rideau pour venir se pelotonner à ses pieds. Hayes percevait à peine leur présence. « Tu as été merveilleux, Nick, dit Moira, et ils s'en sont aussi rendu compte. Ils n'oublieront jamais, et moi non plus. »

Le charme était rompu. « Il fait froid, dit Hayes. Rentrons. »

 

6

De Sur-une-Jambe, ils allèrent à La Culotte du Hollandais, et de La Culotte du Hollandais ils allèrent à Dernier au Diable, et de Dernier au Diable ils allèrent à Une Pleine Poche de Seigle. Le résultat fut excellent à chaque séance, et le même enthousiasme qu'à Sur-une-Jambe leur fut accordé trois fois encore. À la fin de chaque soirée, Hayes prononçait son monologue et, chaque fois, bénéficiait de la même attention et de la même sensation symbolique d'accomplissement.

Mais un accomplissement symbolique, ce n'était pas assez, et il le savait.

De Grain d'Or, ils se dirigèrent sur Arpent du Ciel, cinquième planète de l'étoile bleue Achernar, où ils donnèrent des représentations d’un soir à Pot-Pourri, Lever du Soleil, Miroir de Vénus, Rivière qui Tourne et Jack Saute le Chandelier. Leur séance à Jack Saute le Chandelier fut l'objet d'une de ces publicités accidentelles que Hayes avait espérées, tôt ou tard. Mahatma McFadden, l’un des meilleurs envoyés spéciaux de la chaîne IBS, était venu filmer un mariage paysan célébré selon la tradition d'Arpent du Ciel. Quand il entendit dire qu'il y avait un spectacle-médecine, et que le médecin volant n'était autre que Nicholas Hayes, il filma également Comment séduire Mary Lou. Il enregistra aussi le boniment qui précédait et le monologue de la fin.

Hayes joua la comédie à merveille. Il étendit les mains :

« Je ne suis pas certain de désirer cette publicité, dit-il quand Mahatma fonça sur la scène en brandissant un contrat.

– Tout, mais pas ça, monsieur Hayes, dit Mahatma. Qui a jamais entendu parler d'un acteur qui fuie la publicité ?

– Je ne suis pas un acteur. Je suis un médecin volant. »

Mahatma éclata de rire. C'était un petit homme maigre, au visage intense, avec deux yeux bruns et brillants. « La médecine, c'est la médecine. Une fois acteur, toujours acteur, voilà ce que je dis. L'ennui avec vous, monsieur Hayes, c'est que vous êtes aigri parce que vous avez été exclu de la Guilde. Signez ici et, quand ils verront mon reportage, ils vous laisseront peut-être bien revenir. Vous n'aurez pas à le regretter.

– Me laisser revenir parce que je suis parti et que je suis devenu un médecin volant ? » Hayes se permit un rire qui contenait la dose précise de dérision nécessaire pour lui conférer une ombre de vérité. « Même si cela était, je ne le prendrais pas en considération.

– Très bien. Maintenant, voyez la situation de cette façon, monsieur Hayes. Il se peut que ce reportage circule dans les planètes et soit visionné jusque dans les granges et autres théâtres de poche, si vous signez le papier que voilà. Vous voulez que ces gens vous connaissent, n'est-ce pas ? Vous désirez qu'ils attendent votre arrivée, non ? Eh bien, croyez-moi, une fois qu'ils auront vu cet enregistrement, ils n’en seront que plus impatients de vous voir en chair et en os ; et s'ils vous ont déjà vu auparavant, ils seront encore plus impatients de vous revoir. La publicité n'a jamais fait de mal à personne, vous savez.

– Je pense qu'il a raison, Nick, dit Moira.

– Je sais que j'ai raison, dit Mahatma.

– Hummm », dit Hayes.

La bataille était gagnée. Mahatma lui tendit la feuille et un stylo. « Juste ici, où il y a écrit  signature, monsieur Hayes. »

 

Deux mois plus tard, alors que Hayes, Moira et Chiffon parcouraient Pouce Vert, la dixième planète de l'étoile blanche Bêta du Cocher, Nancy Oakes, reporter du magazine interstellaire Newstar, les rejoignit dans la petite ville de Muguet.

Oakes rayonnait d'excitation en retrouvant Hayes à bord du Dr. Albert Schweitzer après la soirée. Son magnétophone portatif était chargé, prêt à fonctionner. « Monsieur Hayes, vous devez absolument me laisser écrire cet article, dit-elle. Nos lecteurs dévoreront votre histoire. Laissez-moi vous montrer un des stéréogrammes que j'ai pris de vous. Ils sont tout simplement géniaux ! »

Hayes les regarda avec une curiosité soigneusement contrôlée. L'une d'eux le montrait en train de vendre des médicaments, avec Moira à côté de lui vêtue de sa peau de jaguar. Un autre les montrait, lui et Moira, sous la clarté stellaire, en plein dans son monologue – une des meilleures photos de lui qu'il ait jamais vues.

Il rendit les stéréos, Chiffon se matérialisa brusquement sur le plancher et grimpa sur ses genoux. Oakes poussa un cri.

« Comment diable avez-vous réussi à le dresser ainsi, monsieur Hayes ?

– Ce n'était pas difficile. Ce n'est pas un chien ordinaire, vous comprenez, c'est un chienperdu.

– Vraiment ? » Oakes mit en marche le magnétophone d'un geste discret. « Dites-moi ce qu'est un chienperdu, monsieur Hayes. Cela devrait fournir un article tout simplement fascinant. »

Hayes le lui expliqua. « Et maintenant, poursuivit Oakes, vous devez m'éclairer sur votre passé. Et celui de Zonda aussi, bien sûr. Naturellement, je sais que vous êtes un acteur, mais j'aimerais quelques détails personnels se rapportant à votre décision de devenir médecin volant. »

Hayes regarda Moira, feignant d'être désemparé.

« Devons-nous la laisser faire cet article, Moira ? demanda-t-il.

– Bien sûr, Nick. »

Il se tourna à nouveau vers Nancy Oakes. « Très bien, je pense que nous ne pouvons lutter contre le destin, n'est-ce pas, mademoiselle Oakes ? Commencez à poser vos questions. »

 

Le numéro où se trouvait l'article parut deux mois plus tard. Mais deux autres mois se passèrent avant que l'exemplaire envoyé par la rédaction parvienne jusqu’à Hayes. L'article commençait en page 14. Il regarda le titre : Nicholas Hayes, premier Dr Schweitzer des grands chemins de l’espace. Et en sous-titre : Comment un tragédien exilé a triomphé de l'alcoolisme pour apporter les bienfaits de la civilisation à nos frères du ciel.

Il jeta le magazine au panier. La ville où ils jouèrent ensuite était Brise d'Hiver.

À la fin de la séance, Hayes reçut un message lui annonçant qu’une certaine personne désirait le rencontrer à l'hôtel de Brise d'Hiver. Il traversa les champs et les bois, sous les étoiles qu'il ne voyait plus, puis suivit une rue tortueuse et gravit les marches d’un perron en ruine, jusqu'à un hall fatigué. La chambre était le n° 204. Il prit l'escalier, tourna à droite dans un vestibule sale. Leslie l'attendait à la porte. « Nick chéri, tu as une mine merveilleuse. »

Il entra et s'assit sur la chaise la plus proche, Elle prit place en face de lui. « Je pense que tu as deviné que j'étais venue te chercher », dit-elle.

Il leva les yeux. Le regard de Leslie était toujours le même. D'un brun pâle, avec l'éclat d'un soleil d'été. Ses cheveux étaient toujours sombres comme la nuit, semés d'étoiles que la plus banale lampe pouvait faire scintiller. Elle était vêtue d'un corsage diaphane et d'une jupe dorée et courte. Comme d'habitude, elle faisait son petit numéro.

« Pourquoi King n'est-il pas venu lui-même ?

– Parce que je lui ai demandé de m'envoyer, moi. Une bonne idée, non ? Rends-toi compte, Nick, nous boirons des cocktails à Rire dans l'Après-Midi, exactement comme nous le faisions avant. Nous retournerons dans ces adorables gargotes où nous allions manger après le spectacle. Nous...

– Je suis marié », dit Hayes.

Elle rit. « Et alors ? Personne ne reste éternellement marié. C'est démodé. À Old York, nous avons adopté la coutume musulmane pour tout. Tu dis “Je divorce d'avec toi” trois fois et c'est tout.

– Tu crois que c'est aussi simple que ça ? »

Elle se pencha. « Ne joue pas au grand cœur avec moi, Nick, Je peux lire entre les lignes en ce qui te concerne. Je ne suis pas Zonda l’Amazonienne, Je suis Leslie de Rire dans l'Après-Midi. Tu n'es pas devenu médecin volant pour aider les habitants des planètes extérieures. Mais pour t'aider toi-même, pour capter l'attention favorable dont tu avais besoin pour revenir dans les bonnes grâces de la Guilde du téléthéâtre et dans celles de Christopher King. Et surtout, tu es devenu médecin volant pour pouvoir te retrouver devant une caméra de téléthéâtre et être multiplié à nouveau cent millions de fois. »

Hayes fixait le sol. « Je présume que je suis réintégré dans la Guilde. King a-t-il un rôle pour moi ?

Je m'aperçois que tu vois enfin la lumière, chéri. Bien sûr qu'il a un rôle pour toi : celui de Milton Pomfret. Le Triangle à deux côtés sera repris le mois prochain et ton contrat débute avant. Te voilà donc revenu, cher Nicholas. Je ne puis en dire autant pour Zonda, bien sûr, étant donné que je suis toujours Mary Lou. De plus, je doute qu'elle puisse se mesurer aux critères de Chris. » Soudain, elle ricana. « Dis-moi, chéri, est-ce qu'elle se balançait vraiment au bout d'une liane dans ce bar à Dernier des Mohicans, comme on le disait dans l'article ?

– Tais-toi ! dit Hayes.

– Et ce ridicule petit chien avec la queue en moulin à vent. Où diable l'as-lu trouvé ?  Honnêtement, Nick, tu es étonnant ! »

Hayes se leva. « Tu as réservé les billets, je suppose ?

– Sur le Grand Express Oriental. Nous nous verrons demain matin à neuf heures à Port-aux-Vents, chéri, alors dépêche-toi. Nous avons peu de temps.

– Je serai de retour dans une heure », dit Hayes. Et il quitta la pièce.

Il traversa le hall, descendit les marches, suivit la rue battue par le vent, traversa les bois et les prairies, et encore des prés, jusqu'à la masse noire du vaisseau qui se profilait sur les étoiles.

Moira l'attendait. Chiffon s'était endormi sur ses genoux. Il vit à son expression qu'elle était déjà au courant. « Tu l'as toujours su, n'est-ce pas ? dit-il.

– Ne te tourmente pas, Nick. Je veux que tu reprennes ta vie, moi aussi. »

Il était tard pour poser cette question, mais pourtant il demanda : « Et toi, es-tu triste ?

– Cela n'a pas d'importance. Je vais retourner au Nouveau-Dakota du Nord, sur Mars. C'est mon pays.

– Je vais engager un pilote pour te reconduire. Ce n'est pas bon de piloter seule un vaisseau. Le Dr Schweitzer devrait rapporter plus que son prix d'achat si tu trouves un bon acheteur.

– Je pense que je vais le garder pendant un moment. Il y a bien assez de place pour lui à la ferme. Vas-tu passer bientôt au téléthéâtre ?

– Le mois prochain. À la reprise du Triangle à deux côtés.

– Je suis heureuse. Chiffon et moi, nous te regarderons. »

Il baissa les yeux sur la petite tête grise et les oreilles froissées, si bizarres. Puis il regarda la fine gorge de Moira. Il y surprit une faible pulsation. Levant encore les yeux, il vit briller une larme.

Il resta immobile, essayant désespérément de rassembler ses idées. Il ne pensait à rien d'autre qu'à son désir de fuir. « Au revoir, Moira », dit-il. Il fit demi-tour, descendit l'escalier en spirale et sortit dans la nuit.

 

7

 À Old York, c'était l'été. C'était toujours l'été à Old York. Il alla avec Leslie et King à Rire dans l'Après-Midi et sirota un café bien tassé pendant qu’ils bavardaient gaiement autour des cocktails en lui disant Nick par-ci, Nick par-là, et, Oh ! Nick, comme c’est bon de t'avoir de nouveau avec nous ! II alla aux répétitions du Triangle et reprit sans effort le rôle là où il l'avait abandonné, et parfois, pendant le dialogue, il pensait aux nuits étoilées et vertigineuses de Pouce Vert et d'Arpent du Ciel, et aux vents froids venus des bois vierges qui soufflaient sur la petite scène.

Il ne fut pas surpris de se remettre à rire. Ç'avait été inévitable. II se mit à boire pour la même raison qu'auparavant. Seulement maintenant il connaissait cette raison. Mais cela ne l'aidait pas. Quel bien cela peut-il vous faire de savoir que vous ne pouvez aimer personne en dehors de vous-même et que cette incapacité est incurable ?

Le soir de la reprise, le Téléthéâtre débordait de monde jusque sur la place. Les reprises étaient traditionnelles et les gens d'Old York vénéraient les traditions. Dépourvus du moindre sens commun, ils ne se rappelaient pas qu'ils avaient déjà vu la pièce au moins une fois, soit lors de sa création au téléthéâtre, soit au cours de l'année passée, dans les innombrables petits théâtres, Ils ne voulaient pas se le rappeler et ils accouraient comme des lemmings pour se noyer dans cette mer semi-intellectuelle.

« Quel effet cela fait-il de jouer à nouveau, monsieur le médecin volant ? demanda Leslie tandis qu’ils se mettaient en place pour la première scène. Quel effet cela fait-il de savoir que, dans quelques secondes, tu seras multiplié par cent millions et que tu ne seras plus seul ? »

Il ne répondit pas. Moira allait-elle regarder ? se demanda-t-il. Et Chiffon ? Puis soudain il oublia la fille et le chienperdu tandis que se levait le rideau et que les caméras se mettaient en position. Assis derrière le bureau, il dit à sa femme qui passait au bureau par ce vendredi après-midi ensoleillé pour l'épier : « Comme tu peux le voir, ma chère Glenda, il n'y a aucune secrétaire assise sur mes genoux, aucune cachée dans les rayons, aucune qui nous regarde depuis le bar. » Et la pièce démarrait doucement avec Leslie ; elle lui disait qu'elle n'était pas venue pour faire le compte de ses secrétaires mais pour lui rappeler que, ce soir, ils dînaient chez les Crofton et lui suggérer d'abréger son petit cocktail pris en route et de revenir plus tôt à la maison.

À cet instant, une rousse extraordinaire entra en minaudant dans le bureau et dit à Hayes-Pomfret qu'on le demandait dans l'autre pièce, et il la suivit en coulisse. Glenda regarda dans cette direction pendant un instant, puis elle prit le téléphone et demanda un rendez-vous à un spécialiste du maquillage, lui expliquant ce qu'elle voulait faire et pourquoi. Ensuite, elle téléphona à un orthophoniste et lui donna les mêmes explications.

La scène suivante la montrait en Mary Lou, ravissante, essayant d'obtenir un emploi de secrétaire dans le bureau de son mari. Le plan se déroulait comme prévu. Hayes-Pomfret emmenait déjeuner sa nouvelle secrétaire. Il l'emmenait dîner. Finalement, il lui donnait rendez-vous et ensuite la raccompagnait jusqu'à son appartement. Ils s'asseyaient côte à côte sur le sofa et Mary Lou se rapprochait peu à peu de lui.

« Je suis certaine que tu n'es pas habitué à avoir ça chez toi, dit-elle, entrouvrant les lèvres pour le “premier” baiser.

– Chérie, dit Hayes-Pomfret, si c'était toujours ainsi chez moi, je ne quitterais jamais les lieux. »

Elle se rapprocha encore. « Prouve-le.

– Je vais te le prouver », dit Hayes-Pomfret, et il referma ses bras sur elle.

On sonna à la porte. « La barbe ! » dit Mary Lou, Elle se leva et quitta la pièce.

On pouvait l'entendre parler en coulisse avec un vendeur qui lui proposait un livre intitulé Pourquoi vous ne devez jamais faire confiance à votre mari. Pour se débarrasser de lui, elle était forcée de dire que tous les maris étaient dignes de confiance et que le livre était donc un énorme mensonge. L'interruption durait un peu plus de cinq minutes, durant lesquelles Hayes-Pomfret allait de long en large sur la scène, se livrant à la pantomime comique du mari travaillé par sa conscience. Quand Mary Lou revint, il se rassit sur le sofa et elle se mit à son côté. « Cet imbécile de vendeur ! dit-elle. Les gens n'ont plus de vie privée ! »

Hayes-Pomfret commença à passer un bras autour d'elle. « Chérie ... »

Soudain, elle cria et se leva d'un bond.

 

Hayes regarda le petit objet qui s'était matérialisé à côté de lui. Il ne pouvait plus bouger.

Cet objet avait des poils couleur de brume matinale. Ses oreilles froissées faisaient penser à des chiffons et ses grands yeux brillants gardaient encore un peu de l'éclat doré qui avait contenu tant d'amour et d'adoration. Du sang gelé maculait la bouche qui avait été si malicieuse et la queue au toupet blanc ne bougeait plus. La petite étoile au milieu du front s’était ternie.

Il ramassa le petit corps et le prit dans ses bras.

Pendant un instant, il ne vit plus rien.

« Mets-le sous le sofa, vite ! » murmura Leslie qui s'était rassise. « Reprends ton texte ! »

Hayes ne l'entendait pas. « Pourquoi, Chiffon ? dit-il. Pourquoi as-tu fait ça ? Tu savais bien que c'était une falaise... pourquoi as-tu sauté ? Elle était haute de quatre-vingts millions de kilomètres, Chiffon. Quatre-vingts millions de kilomètres !

– Nick, pour l'amour de Dieu ! dit Leslie. Débarrasse-toi de cette horrible chose et reprends ton rôle ! »

Tenant toujours Chiffon dans ses bras, Hayes se leva. Le théâtre n'était plus qu'un immense murmure. Dix mille visages brillaient dans la brume qui était devant ses yeux. Il s'éloigna de Leslie. Il s'éloigna de lui-même. II mourut de cent millions de morts.

Dans le couloir, King l'attrapa. « Nick, reviens ! Nous pouvons encore sauver la pièce. Une mauvaise farce d'un machiniste... voilà tout. »

Hayes ne s'arrêta pas.

« Nick, si tu franchis cette porte, tu ne reviendras jamais plus ! Je te le jure ! »

Hayes continua de marcher. Dehors, il ressentit un soulagement. Il voyait Mars. Presque à son périgée, c'était comme un feu orange dans le ciel. Il voyait les rouges plaines au travers de ses larmes. Il voyait la boîte d'allumettes avec le clocher qui était la petite église. Il voyait les collines ocres déployées. Ses yeux revinrent au petit corps dans ses bras. Quatre-vingts millions de kilomètres, pensa-t-il. Quatre-vingts millions de kilomètres !

 

La maison était un coquet ensemble de pierre et de bois sous la clarté des étoiles. Moira l'attendait sur le seuil.

« Nick, j'ai espéré, j'ai prié chaque nuit pour ton retour !

– Etais-tu avec lui quand... quand il... »

Elle hocha la tête. « Il était assis à mes pieds. Une seconde après que tu as dit  “Chérie ”, il a disparu. D'abord je n'ai pas compris ce qui s'était passé. Je n'aurais jamais imaginé qu'il puisse te reconnaître au téléthéâtre, Et puis, quelques minutes plus tard, il est apparu sur l'écran... et j'ai compris.

–  Je l'ai laissé dans l'espace, dit Hayes. Au milieu des étoiles. C'est là que Chiffon devait être. Il était une étoile, lui aussi.

– Viens dans le salon, Nick. Je voudrais te montrer quelque chose. »

Ils traversèrent le vestibule.

« Le vaisseau, dit Hayes, tu l’as vendu ?

– Non... il est toujours à Port-aux-Sables. Maman et papa viennent juste de se coucher. Dois-je les réveiller pour que tu leur dises bonjour ?

– Non, je vais demeurer ici quelque temps, si tu restes avec moi. »

Dans le salon, elle s'agenouilla devant un petit panier au coin de la cheminée. Il s'agenouilla à côté d'elle. Il vit tout d'abord les minuscules oreilles en chiffon, puis le corps couleur de brume grise et la petite queue avec son toupet blanc. Deux yeux dorés lui retournèrent son regard surpris. Au-dessus, au milieu du front, il y avait une petite étoile. «  Chiffon ! souffla-t-il.

– Je t'ai dit qu'ils se reproduisaient par parthénogénèse. Il – ou elle – a donné naissance à celui-ci une semaine avant de mourir ! »

Hayes pinça l'une des oreilles chiffonnées. « Eh bien, ça alors ! » dit-il.

Il se redressa et releva Moira.

Par-dessus son épaule, il vit la statuette de platine du prix Evans sur le dessus de la cheminée. Oui, elle l'avait vraiment vendue. À elle-même... Il plongea son regard dans le sien. Il aurait été amoureux d'elle depuis longtemps si l'amour n'avait pas été au-delà de lui. À présent, il n'était plus au-delà de lui. « Nous allons tout recommencer, Moira... si tu me fais l'honneur d'être à nouveau ma compagne. Nous allons charger à nouveau le vaisseau et repartir vers tous les endroits où nous sommes déjà passés. Nous irons sur Gloire du Matin et sur Trajet Lointain...

– Sur Fleur de la Prairie et Quarante-neuvième Frontière...

– Et quand nous aurons achevé notre circuit, nous retournerons sur Noire Crasse...

– Et de là sur Grain d'Or...

– Et sur Goshen...

– Et sur Arpent du Ciel. »

Et elle était dans ses bras, à présent, et il l'embrassait. À Old York, c'était l'été. C'était toujours l'été, à Old York. Mais au Nouveau-Dakota du Nord, sur Mars, c'était le printemps.

 

 

 « Little Dog Gone », Galaxy, février 1964, Galaxie 2e série n° 17, septembre 1965

© 1964 Robert Franklin Young ;

 publié avec l’aimable autorisation de Barry N. Malzberg

traduction : Michel Demuth

 

vision : Bernard Sigaud

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